Surnommé le Bien-Aimé, il est le fils de Charles V et naquit à Paris le 3 décembre 1368. Son père lui donna le Dauphiné en apanage, et il fut ainsi le premier des enfants de France qui porta le titre de dauphin en naissant. Il succéda à son père le 16 septembre 1380, n’ayant pas encore treize ans accomplis. Les ducs d’Anjou, de Bourgogne et de Berri, ses oncles paternels, et le duc de Bourbon, son oncle maternel, se disputèrent l’autorité, et arrêtèrent, par leurs divisions, le mouvement que Charles V avait imprimé à la monarchie.
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Le duc de Berry songeait bien plus à augmenter ses apanages qu’a gouverner ; le duc d’Anjou, avare, hautain, ambitieux, voulait s’emparer seul du pouvoir, et, comme l’aîné, se croyait des droits que le duc de Bourgogne lui disputait avec autant de chaleur que d’adresse ; le duc de Bourbon, véritablement attaché à la France, tenait la balance entre eux, et, par l’estime dont il jouissait généralement, les forçait quelquefois a soumettre leurs prétentions à des arbitres.
Mais les chefs du gouvernement ne se divisent jamais sans que le parti le plus faible n’appelle la nation à son secours, et, dès que les factions populaires sont formées, elle entraînent ceux qui ont cru s’en faire un appui. Le peuple se livra avec joie à la guerre civile, non pour assurer son indépendance, mais pour servir des grands, dont l’ambition, la vengeance lui faisaient horreur. Se rangeant sous des chefs qu’il abandonnait et reprenait tour à tour, il ne montra de constance que dans la révolte, et finit par livrer la couronne à un étranger, sans croire manquer à la fidélité qu’il devait à son roi.
L’établissement des troupes de ligne rendait l’augmentation des impôts nécessaire, et, suivant les anciens usages, le roi ne pouvait en créer sans le consentement des ordres de l’Etat, qui ne les accordaient que pour un temps déterminé ; mais la cour allait presque toujours au delà des concessions qui lui étaient faites, même sans être prodigue, parce que les besoins étaient plus grands que les ressources qu’on mettait à sa disposition.
En voyant, à cette époque de l’histoire, des troubles continuels pour les impôts, il ne faut pas en conclure que les impôts étaient excessifs, mais que la nation persistait à vouloir que les rois se contentassent de leurs domaines, des taxes anciennement accordées, sans réfléchir que les changements introduits dans l’organisation de l’armée exigeaient des changements dans l’administration des finances. Charles V avait amassé un trésor considérable ; il crut, à l’article de la mort, pouvoir abolir toutes les taxes nouvelles.
Le duc d’Anjou, qui prit en main le maniement des finances, après la retraite du cardinal Lagrange, ne s’était pas montré moins avide ; il s’empara des richesses immenses qui appartenaient à l’héritier du trône, et cette spoliation honteuse fut la cause des premiers troubles ; car le gouvernement nouveau s’obstinant à percevoir des taxes, le peuple se révolta pour ne point les payer.
Depuis 1380 jusqu’en 1382, le conseil du roi fit diverses tentatives qui furent repoussées vigoureusement. La ville de Rouen parut vouloir se soustraire à l’autorité royale, tandis qu’à Paris on assommait les financiers avec des maillets de fer ; ce qui fit donner aux révoltés le nom de maillotins. Les mêmes désordres avaient lieu en Angleterre, sous un roi qui était aussi mineur ; ce qui décida les deux nations à conclure une trêve.
De leur côté, les Flamands avaient repris les armes, suivant toujours le projet d’anéantir la noblesse, de chasser leur comte, et de se former un gouvernement à leur guise. Charles VI, âgé de quatorze ans, marcha coutre eux à la tête d’une armée considérable, dirigée par le connétable de Clisson, et gagna la bataille de Rosebecq, date laquelle ils perdirent leur chef Arlevelle et 25 000 hommes (quelques historiens disent 40 000).
Cette victoire fit rentrer les villes rebelles dans la soumission, à l’exception de Gand. Les Parisiens n’approuvèrent pas cette guerre, peut-être parce qu’elle était dans les intérêts du duc de Bourgogne, héritier du comte de Flandre, peut-être aussi parce qu’ils avaient des intelligences secrètes avec les révoltés flamands. Charles VI, vainqueur, après avoir traité sévèrement la ville de Rouen, fit une telle frayeur aux Parisiens, qu’ils se trouvèrent trop heureux d’obtenir leur grâce en payant plus que la cour ne leur avait d’abord demandé ; ce qui ne l’empêcha de se venger contre quelques chefs de la révolte, et même de sacrifier au ressentiment des princes des hommes vertueux.
La victoire de Rosebecq n’avait pas changé les dispositions séditieuses des Gantois. Informé qu’ils avaient appelé les Anglais, et les avaient aidés à s’emparer de plusieurs places, Charles marcha contre eux une seconde fois, en 1383, accompagné du duc de Bourgogne, qui devait, comme héritier présomptif de la Flandre, recueillir tout le fruit de cette expédition. Les révoltés furent aussitôt soumis, et les Anglais obligés de se rembarquer. Ces hostilités avaient décidé le roi à aller châtier les Anglais jusque dans leur île.
En 1385, l’amiral de Vienne fit en Ecosse une descente qui n’eut aucun succès, et en 1386, Charles fit équiper la flotte la plus considérable qu’il y eût eue en France depuis Charlemagne : elle était composée de 1287 vaisseaux, « et il y en avait assez, dit Froissard, pour faire un pont de Calais à Douvres ». Le roi se rendit à l’Ecluse, d’où la flotte devait partir ; mais l’expédition fut arrêtée par les retards du duc de Berri, qui se fit attendre jusqu’au mois de septembre, temps où la mer n’était plus tenable. L’affaire fut remise à l’année suivante ; mais, pendant l’hiver, une partie de la flotte fut brûlée, et l’autre enlevée par les Anglais.
Le 17 juillet 1385, Charles épousa à Amiens Isabelle, fille du duc de Bavière, suivant les dernières volontés de Charles V, qui lui avait recommandé de se marier dans quelque puissante maison d’Allemagne. Jamais alliance n’entraîna des suites plus funestes. Ayant atteint sa vingtième année en 1388, Charles prit l’administration de ses Etats, accorda toute sa confiance au duc d’Orléans son frère, se forma un conseil étranger aux factions, et montra, par cette conduite, qui lui attira l’amour des Français, qu’il était loin d’approuver la régence de ses oncles. Le duc de Bourgogne se retira dans ses domaines ; le duc d’Anjou était parti depuis longtemps pour conquérir le royaume de Naples, expédition dans laquelle il dépensa les trésors qu’il avait amassés en France, sans en tirer d’autre avantage que de laisser à ses héritiers des prétentions à taire valoir.
La France jouissait de quelque tranquillité sous un jeune monarque estimé par sa valeur, d’un caractère doux, auquel on ne pouvait reprocher qu’un penchant vif pour les plaisirs, défaut que notre nation pardonne aisément, lorsque la guerre s’étant rallumée avec l’Angleterre, Charles VI se mit à la tête de ses troupes, en 1392, et se dirigea sur la Bretagne, dont le duc avait donné asile à Pierre de Craon, assassin du connétable de Clisson.
On avait déjà remarqué de l’affaiblissement dans la raison du roi ; la frayeur que lui causa un homme d’une figure hideuse, qui, sortant d’un buisson dans un bois près du Mans, saisit son cheval par la bride, et lui cria : « Roi, ne passe pas outre ; tu es trahi ; » les grandes chaleurs du mois d’août et les fatigues de la route dérangèrent entièrement son cerveau. Dans un accès, il tira son épée, et ôta la vie aux quatre premières personnes qu’il rencontra.
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Ses oncles reprirent la régence ; les animosités, les désordres recommencèrent ; le peuple conçut pour le duc d’Orléans une haine violente, parce qu’il vivait trop familièrement avec la reine, et accusa la duchesse sa femme de la démence du roi, parce que ce prince infortuné était sensible aux soins qu’elle lui prodiguait. Le conseil que Charles VI s’était formé fut en butte aux vengeances des grands ; l’esprit de division et d’intrigue se glissa dans toutes les classes, et les partis déjà formés, n’attendirent, pour éclater, que le signal des chefs.
Richard II, roi d’Angleterre, plus malheureux encore que Charles VI, crut devoir s’appuyer de la France contre les partis qui l’entouraient ; il signa une trêve pour vingt-huit ans, et épousa une fille du roi, qui n’était âgée que de sept ans, alliance qui ne l’empêcha point d’être détrôné quelques années plus tard, sans que les Français essayassent de venger sa mort, malgré l’intérêt qu’ils avaient à s’opposer à l’élévation de Henri IV, père de Henri V, dont l’ambition ne pouvait que leur être fatale.
La démence de Charles VI n’était pas continuelle ; on avait même l’espoir de le voir pour toujours rétabli, lorsqu’en 1393 son état devint tout à fait désespéré à la suite d’une mascarade où il courut risque d’être brûlé, ayant eu l’imprudence, pour se déguiser, de se couvrir d’étoupes attachées à son corps par de la poix-résine, à laquelle le feu se mit par l’approche d’une chandelle allumée. Les quatre seigneurs qui s’étaient masqués de la même manière périrent dans les flammes sans qu’on pût les séparer, à cause des chaînes dont ils s’étaient attachés.
Le roi seul fut sensé, par la présence d’esprit de la duchesse de Berri, qui l’enveloppa de sa robe. Après cet accident, toutes sortes de moyens furent vainement mis en usage pour rétablir la santé de Charles ; des médecins furent appelés de toutes les parties de l’Europe.
On l’amusa avec des cartes à jouer, et Jacquemin Gringonneur, peintre et enlumineur, occupa son talent à lui procurer cette récréation. On imagina aussi de lui présenter une jeune et belle personne, fille d’un marchand de chevaux, nommée Odette de Champdivers, qui prit sur lui un grand ascendant, et parvint seule à lui faire exécuter les ordonnances des médecins. Elle eut de lui une fille nommée Marguerite de Valois, qui fut reconnue par Charles VII, et mariée au seigneur de Belleville.
Le malheureux prince profitait de ses bons intervalles pour empêcher le duc de Bourgogne et le duc d’Orléans de lever l’étendard de la guerre civile, et ses soins n’étaient pas sans succès, le dur de Bourgogne ayant trop d’expérience pour ne pas prévoir dans quel abîme pouvait l’entraîner une démarche précipitée : mais ce prince étant mort en 1404, Jean, son fils, se livra à l’ambition avec toute l’inconsidération de la jeunesse.
S’opposant à la levée des impôts, pour flatter les Parisiens ; apitoyant le peuple sur le sort du roi, auquel on refusait les choses les plus nécessaires ; accusant de cette négligence le duc d’Orléans et la reine, il se forme un parti nombreux, fait assassiner le duc d’Orléans dans la nuit du 23 au 24 novembre 1407, et, loin qu’on ose venger la mort du frère du roi, on souffre que l’apologie de ce crime soit faite publiquement, et que le Bourguignon s’en vante comme d’un acte de sublime patriotisme.
En vain la reine laisse éclater son ressentiment, en vain la duchesse d’Orléans réclame l’appui des lois, le coupable, fort de ses possessions, de ses intrigues avec l’Angleterre et de l’attachement du peuple, force la cour à l’absoudre, et parvient à s’accommoder avec les enfants de celui qu’il a fait assassiner. Il était facile de voir que ce rapprochement n’était sincère ni d’un côté ni de l’autre ; aussi le parti modéré, qu’on appelait le parti des politiques, désirait-il une guerre avec les Anglais, comme l’unique moyen d’assurer la paix intérieure.
Dans l’état où se trouvait la France, les moments où le roi reprenait sa raison n’étaient pas ceux où il souffrait le moins. L’abbé de la maison d’Orléans n’eut pas plutôt formé sa faction à laquelle le comte d’Armagnac prêta son autorité et son nom, que Paris et la France se partagèrent en Bourguignons et en Armagnacs. Spoliations, proscriptions, assassinats, rien ne fut épargné de part et d’autre. Le duc de Bourgogne appelle les Anglais à son secours, et ne cesse pas d’être l’idole des Parisiens : il triomphe, et se venge. Les Armagnacs s’unissent à leur tour aux Anglais : on leur en fait un crime ; le roi marche contre eux ; un traité suspend un instant la rage des partis.
En 1413, le dauphin, âgé alors de seize ans, forme le projet de s’emparer du pouvoir, afin de sauver un royaume qui doit lui appartenir un jour ; ses justes prétentions excitent une révolte, que les Bourguignons croient pouvoir diriger, et qui finit par tourner au profit des Armagnacs. Henri V, roi d’Angleterre, après avoir secouru tour à tour les deux factions, pour les affaiblir, s ’arma contre la France. Le 21 octobre 1415, il remporta à Azincourt une victoire qui montra que le règne de Charles V n’avait pas été assez long pour apprendre aux Français à mettre la discipline au premier rang des vertus militaires.
Avec les mêmes avantages qu’à Poitiers et à Crécy, ils éprouvèrent le même résultat ; sept princes français restent sur le champ de bataille ; le duc d’Orléanais est fait prisonnier. Louis, premier dauphin, meurt le 25 décembre de la même année ; Jean, son frère, succède à ses projets ; mais, au lieu de se fortifier de la faction d’Orléans, d’autant plus sûre pour lui que son chef était entre les mains des Anglais, il se fait Bourguignon. Le poison termine ses jours le 18 avril 1416.
Charles, troisième fils du roi, s’empara de l’autorité : il était de la faction d’Armagnac, et, par un de ces retours si communs dans les troubles civils, la reine, qui avait tant déploré le meurtre du duc d’Orléans, penchait alors pour le parti opposé. Comme elle vivait d’une manière scandaleuse, les Armagnacs profitèrent d’un moment où le roi avait toute sa raison, pour l’exciter à venger son honneur ; elle fut conduite à Tours, enfermée et gardée à vue ; de là sa haine implacable contre le parti d’Orléans, contre le roi et contre son fils Charles, auquel elle résolut d’ôter la couronne, au profit du roi d’Angleterre.
Les Bourguignons enlevèrent la reine pour relever leur parti, et, après l’avoir reconnue régente, ils la ramenèrent triomphante à Paris, où ils venaient de massacrer 2 000 personnes, sans distinction de sexe, d’âge et de rang ; la cruauté alla si loin, que le duc de Bourgogne, craignant de n’être plus le maître d’un mouvement qu’il avait provoqué, se vit dans la nécessité de faire périr les plus scélérats de ceux qui le servaient. Les Anglais, profitant de ces divisions, s’emparèrent du duché de Normandie, qui leur avait été enlevé deux siècles auparavant par Philippe-Auguste.
A la fureur des guerres civiles, aux désastres d’une guerre étrangère s’unirent la peste et la famine, qui moissonnèrent 40 000 hommes à Paris seulement, sans que cette ville en devînt plus calme. Charles, dauphin, avait formé un parti dans les provinces ; mais la chaleur des factions était si active, que l’héritier de la couronne, avant de marcher sen secours d’une place assiégée par les Anglais, s’informait si elle tenait pour les Armagnacs ou pour les Bourguignons.
Enfin, la lassitude des peuples engagea le dauphin et le duc de Bourgogne à entamer des conférences pour rétablir la paix intérieure et chasser les Anglais ; les Armagnacs en profitèrent pour assassiner le Bourguignon sur la pont de Montereau. A la nouvelle de ce meurtre, Paris entre contre le dauphin dans une fureur impossible à décrire ; on l’accuse d’un crime qui n’est que celui de son parti.
Le comte de Charolais, fils unique et successeur du duc de Bourgogne, devient l’idole du peuple et de la cour ; on ne reconnaît plus qu’un seul ennemi, c’est l’héritier du trône ; non seulement on conclut la paix avec les Anglais, en mariant Catherine, fille du roi, à Henri V, mais on nomme ce roi d’Angleterre régent pendant la vie de Charles VI, et roi de France après la mort de ce prince.
Le duc de Bourgogne et la reine signent ce traité, afin de prouver que le délire des grands, livrés à leurs passions, peut aller aussi loin que la folie des peuples abandonnés à eux-mêmes. Henri V, fier d’une conquête qui lui avait si peu coûté, vint à Paris poursuivre le procès du dauphin, qui fut déclaré coupable de l’assassinat du duc d’Orléans, et exclu de la couronne ; jugement d’autant plus facile à obtenir, que tous les Français dignes de ce nom avaient quitté Paris pour s’attacher à Charles VII, et que la plupart des princes du sang étaient prisonniers en Angleterre depuis la bataille d’Azincourt.
On vit alors dans le royaume deux rois, deux régents, deux connétables, deux chanceliers ; tous les grands corps de l’Etat furent doubles ; les charges eurent chacune deux titulaires, et la guerre civile se continua dans des formes si régulières, qu’il était impossible qu’il se fît le moindre mal qui ne fût appuyé d’une autorité reconnue. Après divers combats entre les Anglais-Bourguignons et les troupes du dauphin, Henri V mourut à Vincennes, le 28 août 1422, à l’âge de 36 ans, ne laissant qu’un fils au berceau, fruit de son mariage avec Catherine de France.
Le 21 octobre de la même année, Charles VI mourut à Paris, dans la 43e année de son règne, et la 52e de son âge, toujours aimé des peuples, auquel il inspirait trop de compassion pour qu’ils lui
attribuassent leurs maux. De douze enfants que lui avait donnés Isabeau de Bavière, il ne laissa qu’un fils, Charles VII, qui lui succéda, et cinq filles, dont la dernière, mariée à Henri V,
était mère du jeune prince qu’on venait de proclamer roi de France, et sœur du roi légitime que l’on proscrivait.