Louis XIV le Grand ou le Roi-Soleil

(né le 5 septembre 1638, mort le 1er septembre 1715)

(Roi de France : règne 1643-1715)

Fils de Louis XIII, il naquit le 16 septembre 1638, après vingt-trois années d’un mariage stérile. Cette circonstance lui fit donner le surnom de Dieudonné, qu’on oublia pendant la guerre civile de la Fronde et qu’il fit oublier encore plus quand il rechercha et obtint le nom de Grand.


Il n’avait que cinq ans lorsque la mort de Louis XIII l’appela sur le trône, en 1643. Les troubles de la minorité sont liés à Anne d’Autriche, la duchesse de Longueville, Mazarin, le cardinal de Retz, Turenne, etc. Nous ne parlerons ici de ces troubles que pour observer leur influence sur le caractère d’un roi qui, par l’action de sa volonté, sut prendre tant d’empire sur les événements du siècle le plus illustre et se montra comme le bon sens qui commande au génie.


Louis XIV (1643-1715)
Louis XIV (1643-1715)

On a beaucoup dit que son éducation fut négligée à dessein et qu’il manqua des éléments de l’instruction la plus commune. Cette opinion mérite d’être examinée. On lui avait donné pour précepteur l’un des hommes les plus distingués de ce temps, Péréfixe, évêque de Rodez : ce prélat écrivit pour son royal élève cette Vie de Henri IV qui, par l’intérêt merveilleux du sujet, la candeur et la facilité de la narration et le parfum de vertu qui s’y fait sentir, est regardée comme un des chefs-d’œuvre de la biographie moderne. Il n’est point à présumer que ce digne prélat pût être infidèle à ses devoirs d’instituteur ; et n’était-ce pas en remplir les devoirs que de rendre familiers à son élève les exemples du meilleur et du plus grand des rois de sa dynastie ?


Le jeune Louis, doué d’un tempérament actif et vigoureux, de toutes les grâces et de tous les dons extérieurs, réussissant à merveille dans l’équitation, dans les armes, aux jeux du mail et de la paume, se montra moins appliqué aux études sérieuses. Il apprit cependant le latin et il parlait avec facilité l’italien et l’espagnol. Les sociétés polies, les cercles brillants où la reine sa mère introduisit les agréments et la galanterie du fameux hôtel de Rambouillet, avec moins d’instruction et de pédanterie, durent l’habituer de bonne heure à un tact délicat et à ce sentiment des convenances que depuis il unit si bien à l’art de régner. Sérieux, timide, docile et bienveillant, il apprit à écouter, sans dédaigner de plaire ; et la conversation devint pour lui un utile supplément à des études fort imparfaites.


La guerre de la Fronde, qui contraria ses études, servit beaucoup à son caractère. Dès son adolescence, il ne vit autour de lui que les périls du trône. Combien de fois n’entendit-il pas la reine sa mère déplorer les intrigues des courtisans qu’elle avait comblés de ses dons, des favorites auxquelles elle avait confié ses pensées les plus intimes ! Quelle source continuelle d’étonnement et d’instruction pour cette jeune âme qu’une guerre civile conduite par les dépositaires des lois, que des séditions et de nouvelles barricades commandées par un prélat ! Combien de fois ne fut-il pas troublé dans ses exercices, dans ses jeux, par des périls imminents, par des fuites précipitées ! Que de mauvais gîtes ! que d’asiles peu sûrs !


Le sort de ses jeunes années semblait le même que celui de l’enfance de Charles IX. On ne parlait que de l’arracher à la reine sa mère. L’événement d’un combat pouvait le rendre prisonnier de courtisans rebelles qui lui auraient dicté des ordonnances pour proscrire sa mère. Il avait près de dix ans quand la guerre de la Fronde commença ; il en jugeait les divers événements avec une sagacité d’esprit assez remarquable.


Lorsque, au commencement des troubles parlementaires, la cour reçut la nouvelle de la victoire de Lens remportée par le grand Condé sur l’armée espagnole : « Voilà, s’écria le jeune roi, une victoire qui va bien chagriner MM. du parlement de Paris. » Cependant la France pouvait citer, même alors, quelques succès extérieurs. Comme pour donner le présage d’un règne orné et surchargé de gloire militaire, cinq jours après l’avènement de Louis XIV au trône, le grand Condé, alors duc d’Enghien, remportait à vingt-deux ans la victoire de Rocroy, la plus glorieuse des journées qui eussent signalé les armes françaises depuis les batailles de Bovines et de Marignan. Les victoires de Fribourg, de Nordlingen et de Lens, dues au même héros, le présentaient comme l’héritier du génie, de la fortune et de la valeur de Gustave-Adolphe.


S’il avait un rival, c’était dans les rangs de l’armée française qu’il fallait le chercher. Le vicomte de Turenne, avec des succès moins brillants et moins constants, perfectionnait encore plus la tactique militaire et donnait à la France le plus sûr boulevard des empires, une excellente infanterie. La fortune voulut que ces deux héros, qui avaient épouvanté et accablé les deux branches de la maison d’Autriche par des succès noblement combinés, fussent opposés l’un à l’autre sans inimitié dans la guerre civile et changeassent de rôle et de parti, comme afin de pouvoir mesurer encore leurs talents militaires.


La guerre de la Fronde fut tristement illustrée par la rivalité de ces deux grands capitaines, et n’eut pour ainsi dire d’autre résultat que d’entretenir dans la nation un esprit guerrier, déjà trop enflammé par les succès précédents de ces mêmes héros. Au milieu de ces troubles, Mazarin eut la gloire de fonder le droit public de l’Europe, par le traité de Munster et par la paix de Westphalie, sur les bases les plus nobles que la politique pût se proposer ; car le seul but de ces deux traités semblait être de protéger les petits États contre l’ambition des grandes monarchies.


Les coups que le cardinal de Richelieu, que le héros suédois, que les protestants d’Allemagne, que Turenne, Condé et le cardinal Mazarin lui-même avaient portés à l’ambition et à la puissance de la maison d’Autriche, avertissaient tout autre souverain qu’il n’était plus temps de songer à la monarchie universelle. Mais la France s’élevait et la possession de l’Alsace, que l’heureux Mazarin lui avait assurée, ne semblait être que le premier essai de ses forces nouvelles.




Armand Jean du Plessis, cardinal de Richelieu


      Prélat et homme d'État français (Paris 1585-Paris 1642).

Tandis que l’empereur d’Allemagne se félicitait d’échapper par divers sacrifices et d’humiliantes concessions à une vaste ruine, la branche autrichienne d’Espagne, plus fière, moins abattue, refusait d’entrer dans le traité de Westphalie, continuait la guerre et nous opposait ce même prince de Condé qui, dans quatre victoires, avait si cruellement châtié son orgueil. Mazarin jouissait alors d’une puissance absolue. La guerre civile cessa quand le parlement ouvrit les yeux sur le crime d’avoir appelé les Espagnols à son secours contre le roi, quand il sut apprécier le repentir lucratif des courtisans ; enfin, lorsque Condé, bien peu digne alors du surnom de Grand, commanda ou laissa exécuter l’incendie de l’hôtel de ville et le meurtre de quelques échevins signalés par leur esprit de modération.


Les bourgeois de Paris, qui s’étaient habitués à de funestes combats, eurent assez d’honneur et de bon sens pour s’indigner et s’épouvanter des excès de la multitude. Dans l’étourdissement général et la lassitude commune, personne ne s’avisa de songer à des stipulations pour la liberté publique. Le cardinal n’eut qu’à faire semblant de subir un nouvel exil pour désarmer les Parisiens ; et bientôt ils le virent rentrer au Louvre sans étonnement comme sans terreur. La Fronde finit par rire d’elle-même et de ses héros. Mazarin ne se vengea qu’en mettant tout doucement la France au pillage, non au profit du roi, mais au sien : il parut ne regretter que d’avoir été jusque-là trop désintéressé. La reine Anne trembla devant le favori qu’elle avait protégé avec une constance si opiniâtre et si périlleuse.


Mazarin sut habilement se servir des vertus naissantes et de l’esprit judicieux du jeune roi pour contenir son ardeur de gouverner. Louis XIV, attribuant au génie de son ministre l’heureux dénouement de la guerre civile, crut que l’autorité absolue dont il devait recueillir l’héritage avait été transmise par Richelieu à Mazarin. Il considéra celui-ci comme un père, à l’autorité duquel il ne pouvait succéder qu’après sa mort, et se prépara par des études secrètes aux grands devoirs qui lui seraient alors imposés. Mazarin voulut, à l’exemple de Richelieu, essayer de la gloire militaire. Il se rendit aux armées et s’y fit suivre par le monarque : mais c’étaient encore Turenne et Condé que l’on voyait en présence ; et l’Europe s’aperçut à peine du voyage militaire du cardinal et du roi.


Entre les deux illustres rivaux, la fortune semblait toujours s’attacher à celui qui soutenait la cause du devoir et de la patrie. Condé, général de l’armée espagnole, mais subordonné aux ordres d’un archiduc, fut réduit à la gloire de sauver quelquefois une armée qu’il ne pouvait rendre victorieuse. Il vit les lignes de son camp forcées par Turenne devant Arras, les Espagnols battus une seconde fois devant les Dunes (1654) ; et cependant il parvint un peu à balancer les avantages de la campagne. Le parlement de Paris, dans cet intervalle, avait manifesté le désir de se relever de l’humiliation où il était tombé. Il refusait l’enregistrement de quelques édits bursaux.


Louis, âgé de dix-sept ans, se chargea d’aller intimider des magistrats qui l’avaient si souvent réduit à la fuite. Il n’eut point recours à l’appareil des lits de justice. Soit qu’il suivît les instructions du cardinal, soit qu’il se livrât à l’emportement d’un jeune prince enivré de son pouvoir, il se rendit au parlement précédé de plusieurs compagnies de ses gardes, en équipage de chasse, un fouet à la main, et commanda l’enregistrement avec des paroles hautaines et menaçantes. Le parlement obéit et dévora en silence cet affront. Louis sut depuis s’abstenir de ces bravades despotiques.


Le cardinal Mazarin
Le cardinal Mazarin

Du reste, il se montrait ou paraissait encore entièrement livré aux goûts de son âge. Les filles d’honneur de la reine mère étaient les objets de ses intrigues galantes. La duchesse de Navailles, chargée de veiller sur leur conduite, fit murer une porte par laquelle le roi avait été quelquefois furtivement introduit. Le respect filial le fit renoncer à des entreprises que la reine condamnait avec sévérité.


Mais bientôt un amour plus sérieux, et qui menaçait de plus près la dignité du trône, alarma cette reine fière et prudente. Marie Mancini, la seule des nièces du cardinal qui fût dépourvue d’attraits, toucha le cœur de Louis par une conversation vive, spirituelle, et par toute l’exaltation d’un esprit romanesque. Dans de fréquents entretiens, que le cardinal favorisait et dirigeait peut-être, elle réussit à subjuguer le roi, au point qu’il annonça, sinon la volonté, au moins le désir d’épouser la nièce du cardinal.


La reine mère fut indignée de voir jusqu’où s’était élevée l’ambition d’un ministre ingrat. Son imagination lui montra dans cette indigne alliance beaucoup de périls vraisemblables et un opprobre certain. La fermeté avec laquelle elle parla au cardinal fit réfléchir ce vieux courtisan. Il prit le parti de se donner auprès d’un monarque judicieux et reconnaissant le mérite d’avoir généreusement combattu sa passion. Ses remontrances obtinrent un succès plus prompt et plus facile qu’il ne l’avait espéré peut-être. Il ordonna lui-même l’exil de sa nièce. Marie Mancini eut la permission de voir encore une fois le roi dont elle se croyait tendrement aimée : elle lui laissa pour adieux ces mots touchants : « Vous êtes roi, vous pleurez, et cependant je pars. »


La paix des Pyrénées se conclut peu de temps après le dénouement de cette légère intrigue (1659). La France fut loin d’obtenir dans ce traité les avantages qui semblaient devoir être le résultat de tant de victoires éclatantes : elle garda le Roussillon et l’Artois, mais rendit ses conquêtes dans la Flandre. La clause la plus importante avait été le mariage du roi avec l’infante, fille de Philippe IV. Le cardinal Mazarin, dont on loua beaucoup depuis la haute prévoyance, avait regardé comme le chef-d’œuvre de la politique de transporter à la couronne de France des droits éventuels, soit sur la couronne d’Espagne, soit sur quelque partie de ses vastes Etats.


Ces droits existaient déjà par le mariage d’Anne d’Autriche avec Louis XIII. A la vérité, on exigeait une renonciation formelle de la part de l’infante et du roi ; mais la politique européenne, et surtout celle du cardinal, regardait ces renonciations comme la plus vaine des formalités diplomatiques. Un grand appareil avait eu lieu dans les conférences qui se tinrent pour cet objet à l’île des Faisans entre le cardinal et don Louis de Haro, qui gouvernait la monarchie espagnole. De plus grandes magnificences signalèrent la célébration du mariage. Louis, qui était allé chercher son épouse sur la frontière des Pyrénées, la conduisit avec le plus beau cortège. Pendant une grande partie de la route, on le vit suivre ou précéder la voiture de la nouvelle reine de France, à cheval, le chapeau bas.


Ce fut ainsi qu’il lui fit faire son entrée à Paris. Tout dans cette fête brillait de grâce, de fraîcheur ; tout eût brillé d’espérance et de joie, si le cardinal Mazarin n’avait attristé les regards par la pompe insolente qu’il s’avisa de déployer. Entouré de ses gardes et d’une compagnie de mousquetaires, il semblait au bout de six ans, triompher encore de la Fronde et montrer aux Français les dépouilles que, depuis cette époque, il avait levées sur le royaume. Le moment du réveil de Louis n’était point encore arrivé.


Enfin, au commencement de l’année 1661, il vit dépérir ce ministre et montra une douleur exempte d’affectation. Le 9 mars 1661, jour de la mort du cardinal, les ministres s’approchèrent du roi et lui dirent avec assez de légèreté : « A qui nous adresserons-nous ? - A moi », reprit Louis XIV. Ce mot fut une révolution : la cour et le peuple également lassés du règne des favoris, regardèrent comme une sorte de liberté de ne plus recevoir des ordres que du monarque, et de n’être plus avilis par leur obéissance.


Cependant on se défiait encore des résolutions d’un jeune roi assailli de flatteurs, et fort susceptible des séductions de l’amour et de la volupté ; mais on le vit bientôt prendre des heures réglées et invariables pour le travail, lire toute requête avec une attention vraie, s’exprimer avec précision, énergie, démêler les affaires les plus difficiles, soumettre à l’ascendant de son caractère, encore plus qu’à son autorité absolue, des hommes éclatants de gloire, de talent et de génie ; vaincre toute pensée de rébellion, jusque dans le cœur des anciens héros de la Fronde et de ce grand Condé que la paix des Pyrénées lui avait rendu : on le vit noble et mesuré dans ses paroles, absolu dans ses ordres, sans rudesse et sans colère, obligeant dans son langage, fidèle à ses affections, à ses promesses ; plus heureux dans ses choix (et ce bonheur dura quarante années) que ne le fut jamais aucun prince souverain, aucun sénat ; exempt de superstition dans son zèle religieux, mais toujours rendant à la religion et à ses ministres l’hommage d’un chrétien soumis et d’un roi ; se jouant de toutes les fatigues, et les cherchant à plaisir, pour signaler l’ardeur de son âge et la force de son tempérament.


Amoureux des fêtes, sans en être ébloui ; plein de grâce dans tous les exercices, mais d’une grâce toujours royale, toujours auguste ; éminemment doué du talent d’unir les plus petits détails aux plus grandes vues de la politique ; sensible aux plus heureuses productions des belles-lettres et des beaux-arts, et les appréciant par des inspirations soudaines : que dirons-nous enfin ? Toujours roi, sans distraction, sans contrainte, sans fatigue ; tellement roi, que tout son caractère était entré dans son rôle.


Jeune et plein d’ambition, il maintint pendant six ans la paix qu’il trouva établie par le traité des Pyrénées ; et la vigueur de son administration prépara les succès militaires qu’il devait obtenir. On peut juger combien il les désirait par la manière dont il fit respecter l’honneur de sa couronne. Vers la fin de l’année 1661, le baron de Watteville, ambassadeur d’Espagne à la cour de Londres, disputa le pas au comte d’Estrade, ambassadeur de France, dans une cérémonie qui avait pour objet l’entrée d’un ambassadeur de Suède.


Ces deux ministres rivaux s’étaient préparés à cette lutte. D’Estrade avait réuni à son cortège cinq cents Français armés ; Watteville avait gagné la populace de Londres : le comte d’Estrade fut insulté, son cortège mis en fuite ; quelques Français furent blessés. L’Espagnol poursuivit sa marche, et jouit insolemment de celte lâche victoire. Louis XIV fit à l’instant sortir de ses États l’ambassadeur d’Espagne, rappela le sien, fit des préparatifs de guerre. L’Espagne, intimidée, se prêta aux satisfactions exigées par la France ; et le petit-fils de Philipe II céda le pas au petit-fils de Henri IV.


L’année suivante, Louis eut une autre occasion de venger l’honneur de sa couronne. Le duc de Créqui, ambassadeur à la cour de Rome, avait toléré la licence de ses gens, qui insultèrent et meurtrirent une compagnie corse de la garde du pape. La réparation d’un tel attentat n’eût pu être ni éludée ni différée par la cour de France ; mais le cardinal Chigi, frère du pontife régnant, voulut ou souffrit que les Corses se vengeassent par eux-mêmes. Ceux-ci se réunirent pour assaillir l’ambassadeur dans son hôtel ; ils tirèrent sur le carrosse de l’ambassadrice, tuèrent un page et blessèrent quelques domestiques. Le duc de Créqui se hâta de partir de Rome. Louis fit saisir le comtat d’Avignon, et écrivit au pape que son armée était prête à passer les Alpes, pour marcher sur Rome, s’il n’obtenait une réparation éclatante.


Le pape, après avoir vainement imploré les secours des princes de la chrétienté, fut obligé de se soumettre à d’humiliantes excuses, que le cardinal Chigi vint présenter lui-même. Une pyramide élevée dans Rome consacra le souvenir du plus sanglant affront qu’eut reçu le Vatican et que lui avait infligé le fils aîné de l’Église. Le courage des Français ne manqua point d’occupation pendant la paix. Louis envoya noblement du secours à l’empereur contre les Turcs, qui venaient de se répandre dans la Hongrie, et pouvaient mettre Vienne en danger.


Six mille Français remplis d’une ardeur chevaleresque partirent sous les ordres du comte de Coligny. Ils eurent la gloire d’opérer la délivrance de l’Allemagne, et obtinrent le principal honneur dans la victoire de Saint-Gothard. En même temps, ce duc de Beaufort, qui, par sa popularité et sa valeur, bien plus que par ses talents, s’était rendu si dangereux à l’autorité royale dans la guerre civile de la Fronde, portait, par les ordres du roi, du secours aux Vénitiens, également menacés par les Turcs ; et, monté sur un petit nombre de galères royales, il réprimait les brigandages si longtemps impunis des Barbaresques.


Louis s’était engagé, par la paix des Pyrénées, à ne pas prêter de secours à la maison de Bragance, qui, par la révolution de 1640, avait arraché le Portugal à la domination de l’Espagne, et qui, depuis ce temps, soutenait avec des succès une guerre d’indépendance. Comme les Espagnols n’avaient pas rempli scrupuleusement les conditions de ce traité, Louis n’eut aucun scrupule de l’éluder, et de faire éprouver à l’Espagne quelques représailles de la part odieuse qu’elle avait prise aux guerres civiles de la Ligue et de la Fronde.


Au moment où les grands coups allaient se porter sur les frontières du Portugal, le comte de Schomberg, ami et élève de Turenne, s’embarqua pour Lisbonne, avec quatre mille Français qui passaient pour être uniquement à sa solde ; et nommé général de l’armée portugaise, il gagna la bataille de Villaviciosia, qui affranchit pour jamais le Portugal du joug de ses voisins. Mazarin avait tellement fait de l’intérêt de l’Etat la seule religion des traités, qu’il avait acheté l’alliance du régicide Cromwell, par la cession de Dunkerque.


Il semblait que Louis XIV lui-même eût oublié le crime du Protecteur en faveur de l’autorité absolue que celui-ci exerçait sur un peuple révolté. Quand le repentir des Anglais, ou les dégoûts qu’ils montrèrent pour la domination peu ferme du fils de Cromwell, et ensuite pour la domination renaissante mais fort affaiblie du long parlement, eurent appelé Charles II sur un trône ensanglanté, Louis mit tous ses soins à discerner le caractère de ce monarque, sut profiter de ses embarras et de son naturel prodigue.


Dans une négociation qu’il suivit avec autant d’activité que de mystère, il parvint à racheter la ville de Dunkerque pour une somme de quatre millions. Les Anglais s’indignèrent lorsqu’ils eurent connaissance du marché honteux souscrit par leur roi. En vain le parlement fit offrir à Charles II une somme équivalente à celle qu’il allait recevoir du roi de France. Le traité reçut son exécution, parce que Charles II essayait tous les moyens de dépendre moins de son parlement.

La guerre s’alluma bientôt entre l’Angleterre et la Hollande. Louis, qui se livrait avec ardeur au projet de rendre enfin la France puissance maritime, vit avec intérêt le dommage qu’allaient se causer ces deux marines rivales. Son pavillon ne put d’abord se distinguer ni presque se faire apercevoir dans ce conflit entre deux puissances qui couvraient les mers de trois cents vaisseaux ; mais, en secourant les Hollandais contre un voisin inquiet, l’évêque de Munster, il parut montrer à ces républicains une amitié qui était loin de son cœur et qu’il devait bientôt cruellement démentir.


Vers le même temps, il achetait de l’imprudent Charles IV, duc de Lorraine, Marsal, la meilleure des forteresses de cette province : il s’était même flatté d’avoir réuni la Lorraine à la couronne de France, par un testament qu’il dicta et qu’il paya à ce prince aventurier. L’agrandissement auquel visait Louis XIV pouvait se voiler par l’intérêt commun que prenait encore l’Europe à l’apaisement de la maison d’Autriche. La plupart de ces petites entreprises offraient quelque chose de chevaleresque, puisque leur but était de porter du secours aux faibles. Louis occupait ainsi au dehors une noblesse inquiète et cette foule d’aventuriers mercenaires qu’avait dû multiplier soit la guerre civile, soit la mauvaise administration intérieure du cardinal Mazarin.


Mais il voulait des conquêtes. La mort de Philippe IV, son beau-père, lui en fournit l’occasion et le prétexte. Puissant, ambitieux, muni d’un bon trésor, soutenu par une armée longtemps victorieuse que commandaient encore Turenne et Condé, il ne fut point arrêté par le scrupule de respecter les droits de Charles II, faible enfant qui montait sur le trône d’Espagne. En échange d’une dot de 500 000 francs promise à la reine son épouse, que la cour d’Espagne avait négligé de payer, et que celle de France s’était bien gardée de réclamer, il demanda la Flandre et la Franche-Comté.


Après quelques délais, commandés par la nécessité de former d’amples magasins, il marcha sur la Flandre, emmenant avec lui Turenne, Louvois et Vauban, la meilleure infanterie, les plus habiles ingénieurs et la plus redoutable artillerie de l’Europe. Point de place renommée qui ne tombât devant lui. Lille elle-même ne lui demanda que neuf jours de siège. Il lui suffit de se présenter devant Douai, Armentières, Charleroi, Tournai, Courtrai et vingt autres places. L’armée espagnole n’osait porter du secours à aucune de ces forteresses.


La conquête de la Franche-Comté fut encore plus facile : les villes ouvraient leurs portes au grand Condé presque à la première sommation ; la soumission de plusieurs commandants et de plusieurs magistrats avait été payée par l’or de la France. Quelque diligence que fît Louis pour trouver encore quelque occasion de gloire dans cette province, il n’arriva que pour presser le siège de Dôle, qui seule osa se défendre pendant quatre jours. L’Autriche allemande s’était tenue immobile pendant ces coups portés à l’Autriche espagnole.


On vit avec étonnement la Hollande venir au secours du petit-fils de Philippe II. Le grand pensionnaire de Witt craignit pour son pays un voisin plus dangereux que l’Espagne affaiblie : il fallut négocier. Louis, irrité de cette intervention inattendue, mais cachant alors son ressentiment, prit le parti de rendre une de ces deux conquêtes pour s’assurer l’autre. Il restitua la Franche-Comté, bien déterminé à la reprendre à la première occasion, et se fit céder, par le traité d’Aix-la-Chapelle (1668), plusieurs de ces villes florissantes qui forment aujourd’hui la Flandre française.


Jean-Baptiste Colbert
Jean-Baptiste Colbert

Il est temps de le suivre dans des travaux d’une gloire plus pure et d’un ordre encore plus imposant. Un sens exquis lui avait suggéré comme le premier de ses devoirs celui de travailler à la réforme de l’administration, et les succès qu’il avait obtenus se manifestent par les négociations diverses où nous venons de le voir, l’or à la main, dicter ses lois à des gouvernements obérés. Soit que le cardinal Mazarin rougît de son immense fortune de quarante millions, soit qu’il tentât sur le cœur du roi une épreuve dont il se tenait assuré, il lui en fit une entière donation, que Louis refusa dans son aveugle gratitude ; et un trésor bien supérieur à celui qu’avait laissé Charles V et comparable à celui de Henri IV alla s’engloutir en peu d’années dans les folles et vaniteuses dépenses du fantasque époux de l’une des nièces du cardinal.


Mais tout trésor qu’on se fait par l’économie vaut mieux que celui qu’on a reçu en héritage. Louis le prouva par son exemple ; il montra une ardeur sans égale pour s’initier dans les secrets de l’administration. Il y avait, sous Mazarin, comme deux ministres des finances : l’un qui présidait aux siennes, c’était Colbert, son intendant ; l’autre, à celles de l’État, c’était Fouquet.


Les premières étant aussi florissantes que les secondes étaient désordonnées, Mazarin vantait Colbert au roi, et lui faisait peut-être soupçonner Fouquet, afin de n’être pas soupçonné lui-même. A la mort du cardinal, Fouquet crut pouvoir continuer des désordres que son faste rendait manifestes. Cependant Louis observait son surintendant. Irrité d’avoir vu que cet opulent séducteur des plus belles personnes de la cour avait osé porter ses vues jusque sur mademoiselle de la Vallière, il se sentit animé contre lui d’une haine que Colbert enflamma.


Louis regarda comme un témoignage des déprédations du surintendant l’étalage indiscret de son opulence. Après l’avoir fait arrêter par le capitaine de ses gardes, et transférer de prison en prison, il le poursuivit par des abus de pouvoir qui rappelaient le temps de Richelieu, le fit juger par une commission, non seulement pour les déprédations qu’il avait pu commettre, mais pour le délit chimérique d’une tentative de rébellion. Il montra dans cette circonstance, et devait montrer dans des circonstances plus grandes, combien la force d’une prévention reçue pouvait altérer la justesse de son esprit et l’équité de son caractère.


On le vit avec surprise, peu de jours après la disgrâce de Fouquet, s’imposer à lui-même tout le travail d’un surintendant des finances. Il est vrai qu’il s’associa, pour cet emploi, Colbert, qu’il nomma contrôleur général ; mais s’il reçut de lui une instruction difficile, tout prouve qu’il étendit, par des conceptions hautes et judicieuses, l’esprit exact, habile et vigilant de l’intendant de Mazarin. Colbert, sous un prince indolent et dissipé, eût pu n’être qu’un homme à ressources ; inspiré par le grand cœur de Louis XIV, il fut un homme de génie.


L’imagination s’étonne des travaux qu’ils accomplirent en quelques années de paix, et même au milieu de plusieurs guerres qu’il fallut soutenir contre la plupart des États de l’Europe. On vit l’impôt des tailles réduit successivement d’un cinquième, l’intérêt de la dette publique diminué de près de vingt millions, le revenu de l’État considérablement augmenté par la prospérité du commerce : ouvrage commun du roi et de son ministre.


L’Europe vit avec étonnement l’industrie française, dès son premier essor, surpasser celle des Pays-Bas, des villes commerçantes d’Italie, et des villes hanséatiques. De nobles avances faites par Louis sollicitèrent d’abord l’activité des particuliers. Le luxe justifia toutes ces inventions en leur donnant un caractère de grandeur et de solidité. Les manufactures de draps d’Abbeville, de Sedan, de Louviers et d’Elbeuf, celles des étoffes de soie de Lyon et de Tours, furent dès leur naissance sans rivales en Europe.


Les secrets des manufactures de glaces et de plusieurs autres genres d’industrie furent enlevés aux Vénitiens, aux Pisans, aux Génois. Les tapisseries des Gobelins se montrèrent dignes de retracer les faits d’un règne héroïque, et les tapis de la Savonnerie surpassèrent la magnificence du luxe oriental. Une foule de jeunes paysannes furent habilement dirigées dans le travail des dentelles. Des manufactures de chapeaux, de bas, d’étoffes communes, de divers ustensiles de fer et de cuir, l’invention de beaux carrosses substitués à des voitures grossières fournissaient encore plus aux riches exportations de la France.


L’intérêt de l’argent diminua : les capitaux s’accrurent. On fut étonné du petit nombre de faillites parmi tant de nouveaux établissements. On eût dit qu’il était formé un Colbert dans chaque manufacture. L’agriculture reçut des soulagements par la diminution des tailles ; mais Colbert commit la faute de la subordonner trop aux besoins des manufactures en défendant presque toujours l’exportation des blés, qui avait produit tant de trésors sous l’administration de Henri IV et de Sully.


L’esprit de règlement donna une impulsion et des règles communes à tant d’établissements qui naissaient à la fois ; et tout ce qui émana de Colbert joignit la rigueur du bon sens à une prévoyance étendue. Bordeaux, Nantes, Saint-Malo et Dunkerque firent connaître et respecter les vaisseaux français dans les Indes et le nouveau monde. Le commerce de Marseille s’étendit dans les échelles du Levant. Colbert reçut, comme un juste prix de ses soins, un nouveau département, celui de la marine, et il fut pour elle un admirable législateur.


Bientôt s’élevèrent les magnifiques constructions des ports de Toulon, de Brest et de Rochefort. Louis, en même temps qu’il délivrait son peuple des concussions des traitants, s’occupait de mettre un frein aux vexations des gens de justice. En 1667 parut l’ordonnance sur la procédure civile dont la précision et la clarté, épouvantant le génie de la chicane, l’embarrassèrent longtemps, mais sans pouvoir le vaincre.


Les grands actes de la législation se multiplièrent. En peu de temps parurent un Code pour le commerce (1673), un autre pour la marine (1681), un autre pour les eaux et forets (1669), où brille le génie de la conservation ; un autre pour les colonies, connu sous le nom de Code noir, et où perçaient quelques lueurs d’humanité. L’ordonnance pour l’instruction de la procédure criminelle (1670), est de tous ces codes celui qui a encouru les plus légitimes censures. On sait qu’un homme dur, Pussort, oncle de Colbert, réussit à conserver les principes d’une jurisprudence gothique et cruelle que Lamoignon voulut sagement modifier. A l’exception de ce dernier code, tous les autres, opérant des améliorations faciles, devaient un jour inviter les esprits à s’occuper d’améliorations plus importantes.


Louis prenait beaucoup d’ombrage des innovations politiques ; et ce qu’il y eut d’étonnant, c’est que tous les Français partagèrent alors la même défiance. L’amour de l’ordre était devenu la passion du siècle ; mais on voulait un ordre plein de vigueur et de majesté, fécond en résultats, en créations ; et l’on trouva le secret d’être original sans bizarrerie et sans témérité. Il parut à la fois une foule d’excellents magistrats, d’hommes signalés par des vertus antiques dans ces mêmes parlements qui n’avaient pu éviter le ridicule en conduisant une guerre civile. Louis se gardait bien de montrer aucun ressentiment et cachait sa défiance sous des formes polies.


Dans le progrès de son autorité absolue, il en vint jusqu’à supprimer le droit de remontrance ou du moins jusqu’à le rendre illusoire, en ne le permettant plus que huit jours après l’enregistrement des édits. Le clergé surpassait alors en éclat et en renommée l’honorable magistrature dont on a parlé. De grands exemples de piété brillaient dans la capitale : Saint-Vincent de Paul avait donné à son siècle la plus heureuse impulsion, et des établissements de charité et de bienfaisance s’étaient élevés de toutes parts à sa voix.


De nouveaux Pères de l’Église, dignes rivaux par leurs talents des plus fameux orateurs de l’antiquité, animaient le zèle religieux dans un siècle poli. L’incrédulité naissante fut déconcertée à la vue de ces puissants athlètes de la foi, et se réfugia dans les plaisirs d’un indolent épicurisme ou dans les futilités du bel esprit. Les différentes sortes de la religion réformée trouvèrent de redoutables contradicteurs. Louis XIV, ennemi des innovations religieuses et les redoutant pour son autorité comme pour le repos de la France, montra de fortes préventions contre le jansénisme, que la reine sa mère avait déjà en aversion.


Cependant les hommes religieux, austères, éloquents, qu’on désignait sous le nom de solitaires de Port-Royal, ont contribué à l’éclat de ce beau siècle de l’Église qui fut en même temps le beau siècle des lettres. L’auteur des Lettres provinciales, enlevé par une mort prématurée, avait laissé la sublime esquisse du plus grand ouvrage qui eût été entrepris pour la défense de la religion chrétienne. Le docteur Arnauld, trop ardent sur d’autres objets, défendait avec succès la religion catholique contre les attaques d’un puissant controversiste, Claude, ministre protestant. Les Bossuet, les Fléchier, les Fénelon, les Bourdaloue, faisaient des conversions auxquelles aidait parfois la sagesse de Louis XIV.


Heureux ce monarque, s’il eût pris plus de confiance dans le zèle et le talent de ces redoutables adversaires de l’hérésie, et s’il n’eût voulu depuis avancer les œuvres de la foi par la force de l’autorité ! Les dignités ecclésiastiques ne furent jamais conférées avec plus de scrupule. Aucun évêque n’osa sortir de la sphère de ses devoirs, et jamais l’épiscopat ne fut plus illustré. On ne vit point, comme dans les cinquante années précédentes, les prélats gouverner l’empire, commander les armées en personne ou marcher à la tête des factions. Il n’y eut que le métier de courtisan auquel tous les évêques ne renoncèrent pas.


Pendant la première moitié de ce règne, ce clergé, qui élevait de nouveaux boulevards autour de la religion catholique, se montra plein de zèle à défendre les libertés de l’Église gallicane et à repousser les prétentions ultramontaines. Louis XIV, dans sa fierté royale, donnait cette impulsion que Bossuet secondait par son éloquence, par l’étendue et la pureté de sa doctrine. La cour de Rome s’étonna et s’irrita d’une résistance habile, respectueuse et ferme, qui produisit en 1682 les quatre fameuses propositions du clergé, lesquelles ont été depuis désavouées par un clergé devenu ultramontain.


Car Louis maintint mal son ouvrage ; le clergé changea de principes : le parlement seul conserva les siens. La condition des nobles déchut sans qu’ils s’en aperçussent. Il n’y eut plus de ces grands seigneurs qui, soit à la cour soit dans leur gouvernement, rappelaient les grands vassaux d’autrefois, levaient des armées et marchaient toujours entourés de trois ou quatre cents gentilshommes. Le titre de gouverneur perdit beaucoup de son autorité ; elle fut transférée en partie à des commandants moins dangereux par leur crédit et leur naissance.


Ce que Louis XI et le cardinal de Richelieu avaient opéré avec des échafauds, Louis XIV sut le consommer avec des pensions, des rubans, avec des regards bienveillants ou sévères, avec des paroles flatteuses, presque toujours brillantes d’à-propos, de grâce et de justesse, avec les étiquettes de son palais, avec le privilège des grandes et des petites entrées, avec la compagnie qu’il nommait pour le suivre à l’armée ou dans ses voyages de Marly, de Compiègne, de Fontainebleau ; enfin avec tous ces signes commodes et variés qui annoncent la faveur, en excitent le désir et font servir la jalousie des grands à la sécurité et au pouvoir du prince.


Ce genre de prestige était nouveau : Louis XIII n’eût jamais pu le créer avec son caractère sombre et sauvage. Henri IV, dans sa grandeur et sa bonté, avait une manière plus vive et plus impétueuse de déclarer ses sentiments. Cet art était tout fait pour le caractère, l’esprit et la situation de Louis XIV. Il put s’amuser longtemps de ces petites inventions qui opéraient de grands résultats ; mais quand ce régime fut établi dans toute son uniformité, il n’en éprouva plus que la contrainte et l’ennui.


Né en quelque sorte sur le trône, il n’eut pas comme son aïeul le bonheur de connaître l’amitié, mais il se conduisait envers ses courtisans comme l’ami le plus judicieux. Arbitre de leurs discordes, il était aussi le confident de leurs peines domestiques. Souvent il sut prévenir de grands désordres, étouffer d’horribles scandales. La cour ne se ressentait que trop des souillures des mœurs italiennes contractées sous la régence des deux Médicis.


Louis lui rendit des mœurs françaises, c’est-à-dire des mœurs plus aimables que régulières. De jeunes courtisans qui avaient bravé les lois et le mépris public, juste et faible châtiment de leurs excès, furent enfin contenus par les sévères remontrances du prince et par la crainte d’une disgrâce éternelle. L’adultère, trop encouragé par les exemples du monarque, fut souvent expié par des repentirs profonds ; et le cloître ne cessa de s’ouvrir à d’illustres pécheresses. Toutes les passions, assujetties à des bienséances qui n’étaient point encore de l’hypocrisie, eurent plus de profondeur et plus de délicatesse.


Partout le langage devint plus noble parce que les sentiments l’étaient davantage, et fut en même temps naturel parce que les grandes choses et les grandes idées devenaient plus familières. La vertu sans tache obtenait des honneurs constants dans une cour galante. Quel sort plus heureux l’imagination peut-elle souhaiter à des femmes brillantes d’esprit, d’agrément et distinguées davantage encore par les qualités du cœur, que le sort de mesdames de Sévigné, de la Fayette, du Grignan, de Villars, et que celui même de madame de Maintenon, si elle ne fût devenue reine ?


Nul héros des temps anciens ne surpasse Turenne en modestie, en désintéressement, en délicatesse. Le duc de Montausier, gouverneur du Dauphin, ne fut point un inutile censeur des mœurs de son temps : il fut égalé dans ses vertus par les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, les amis de Fénelon. La sévérité des ordonnances de Louis contre les duels ne put abolir, mais diminua beaucoup cet usage barbare.


Pour qu’on ne nous reproche pas de laisser rien d’idéal dans un tel tableau, nous avouerons que ceux des courtisans qui persévéraient dans des mœurs dissolues se livraient à plusieurs genres d’excès ou de turpitude devenus bien plus rares dans le XVIIIe siècle même chez des hommes corrompus, tels que les friponneries au jeu, divers genres d’escroqueries, les sociétés de prétendus devins et les plus grossiers excès de la table.


Nous avouerons encore qu’il y eut des empoisonnements présumés, d’autres constatés ; mais quelques exemples d’immoralité et de scélératesse n’ont jamais rien prouvé contre l’esprit général d’une nation, d’une société, d’une cour. Louis XIV ne sépara jamais son estime de sa faveur. Le maréchal de Vivonne s’en montra digne par de brillants succès sur terre et sur mer, par sa probité délicate et par son goût pour les lettres. Le duc de la Feuillade avait déployé des qualités chevaleresques dans la brillante expédition des Français envoyés au secours de l’empereur contre les Turcs.

Il fit ériger à ses frais le monument trop fastueux de la place des Victoires : ce fut un tort à Louis de le souffrir ; mais on ne voit pas que la vanité de ce monarque ait reconnu un si brillant et si dangereux hommage par d’immenses largesses. Lauzun avait séduit le roi par l’ingénieuse vivacité et l’air passionné qu’il portait dans son rôle de courtisan ; mais il dut vivement l’irriter par son arrogance, par des incartades irrespectueuses et par le trop heureux succès de ses artifices auprès de Mademoiselle, fille de Gaston d’Orléans.


On sait qu’un jour où il avait poussé le roi à bout par une indiscrétion impardonnable, Louis jeta sa canne par les fenêtres en disant : « Dieu me préserve du malheur de frapper un gentilhomme ! » Il était beau d’exprimer et de réprimer ainsi sa colère ; mais Louis usa moins modérément de son autorité despotique en faisant enfermer pendant dix ans à Pignerol ce même duc de Lauzun devenu, par un mariage secret, l’époux de Mademoiselle. Par une bizarrerie qui dénote les vices de son caractère, le duc se conduisit au sortir de cette prison comme le tyran de la princesse qu’il avait subjuguée et comme l’adorateur le plus passionné du roi, qui lui avait témoigné un si long et si cruel ressentiment.


Le duc de la Rochefoucauld, fils de l’auteur des Maximes, fut le plus discret de tous les favoris. La faveur du maréchal de Villeroi devint, beaucoup plus tard, fatale aux armes françaises : c’était cependant un guerrier plein d’honneur et de vaillance, mais d’un talent médiocre et d’un caractère faible, qu’il tâchait de rehausser par des dehors glorieux.


Louis XIV fut encore moins dominé par ses maîtresses que par ses favoris. Ce monarque n’affranchit point sa famille des lois de l’étiquette qu’il imposait à tous ses courtisans : il rendit cependant tous les soins d’un fils tendre et respectueux à la reine Anne d’Autriche, qui mourut en 1666 après une maladie longue et douloureuse. Il parut prendre un soin continuel d’intimider, mais sans rudesse et sans emportement, son frère, Monsieur, qui, livré comme Gaston d’Orléans, à des favoris tracassiers et pervers, eût pu, étant moins surveillé, renouveler les troubles du règne de Louis XIII. L’épouse de ce prince, immortalisée par l’éloquence et les regrets pathétiques de Bossuet, avait paru inspirer au roi, son beau-père, des sentiments que le public et la cour même n’auraient vus qu’avec horreur.


Louis eut la force de faire taire une passion naissante. La mort subite et prématurée de cette princesse aimable frappa les esprits du soupçon d’un grand crime : le roi, dans sa douleur, sut s’abstenir de commencer des recherches odieuses, et de sacrifier la sûreté de l’État et la paix de sa famille à des bruits populaires. Plusieurs lettres de Louis indiquent qu’il aimait tendrement le Dauphin ; mais peut-être fit-il trop souvent sentir à son fils la froide autorité du monarque.

Ce prince, timide et inappliqué, répondait faiblement aux espérances qu’avaient fait concevoir deux instituteurs tels que le duc de Montausier et Bossuet. L’épouse de Louis XIV, modeste, réservée, constante et douce dans sa piété, semblait se faire une crainte égale de déplaire à Dieu ou de déplaire à son époux. Louis, en l’environnant de respects et de quelques témoignages d’affection, n’exerça que trop la patience de la pieuse reine par l’éclat et la multiplicité de ses amours adultères.


D’abord il parut se les reprocher, en rougir, et ne céder qu’à le force de la passion ; mais dès qu’il se crut assez grand pour se faire pardonner un genre de fautes que la nation française a toujours trop faiblement reproché à ses rois, il déclara sans contrainte et avec une sorte de faste les liaisons les plus coupables. Accessible aux remords avant d’avoir atteint l’âge qui émousse les désirs, il parut, dès sa quarante-deuxième année, préférer des sentiments épurés à des plaisirs enivrants qui troublaient sa conscience.


La Vallière, dans le secret d’une passion qu’elle s’efforça vainement de combattre et se reprocha sans cesse, craignait des honneurs indices de sa faiblesse ; elle les reçut en rougissant, adora toutes les volontés de Louis, lui sacrifia deux fois un repentir ou de justes alarmes qui la portaient à la retraite, trembla toujours de l’affliger, et, après l’avoir vu inconstant, attendit avec la crédulité des âmes tendres que sa patience et la sincérité de son amour lui ramenassent un roi dont les passions voulaient être irritées par les obstacles. Ses longues douleurs furent respectées par les courtisans. On sentait que le cœur du monarque ne pouvait subir un plus aimable et plus doux esclavage. Bientôt elle se créa des droits à l’estime et à la vénération des personnes les plus austères, Il n’y en eut aucune qui ne la suivît de ses pleurs au couvent des Carmélites, dans le moment solennel où, sous les yeux de la reine, elle consomma un religieux sacrifice auquel l’éloquence de Bossuet prêtait encore plus d’intérêt et de pompe.


Madame de Montespan, douée d’une beauté éblouissante, armée d’un esprit vif et piquant, régna par des artifices et des défauts qui eussent peut-être prolongé l’empire de sa rivale. D’abord, elle s’inquiéta, ou parut s’inquiéter des premiers hommages du roi, et engagea son mari de l’emmener loin de la cour : celui-ci ne crut pas alors devoir faire le sacrifice de son ambition personnelle à des craintes qui pouvaient être chimériques ; mais son épouse lui fit cruellement expier son incrédulité. Elle plaça bientôt son orgueil dans un scandale éclatant, rechercha les indignes honneurs d’une maîtresse déclarée, et livra un mari qui l’obsédait de ses plaintes, quelquefois de ses fureurs, à la colère du roi.


Louis, en sacrifiant mademoiselle de la Vallière à cette maîtresse arrogante, perdit ce bonheur si rarement goûté des rois, celui d’être aimé pour lui-même : mais s’il soumit à madame de Montespan une cour qu’il avait pliée à toutes les formes de l’idolâtrie, il se garda bien de lui soumettre aucune opération de son cabinet. L’esprit de madame de Montespan était d’ailleurs peu fait pour de tels soins, et ne se manifestait que par des saillies malignes et mordantes. Louis y souriait gravement, et quoique dominé par ses sens, quoique réveillé dans sa passion par des orages perpétuels et toutes les contrariétés d’un caractère hautain et capricieux, il sentait le besoin d’entretiens plus solides, plus calmes, d’un commerce plus doux et plus mêlé de confiance.


Ces entretiens, il les trouva bientôt auprès de la veuve de Scarron, à qui son indigence avait fait accepter l’emploi de gouvernante des enfants que le roi avait eus de madame de Montespan. D’abord, il avait craint en elle, et fort mal à propos, cette espèce de gêne que fait souvent éprouver le bel esprit ; mais chaque jour il sentit mieux l’aimable ascendant d’un esprit naturel, mêlé de mille agréments que rehaussaient toujours le bon sens, la vertu, la piété modeste.


Madame de Maintenon

Madame de Maintenon


Madame Scarron, qu’il faut dès à présent nommer madame de Maintenon, était belle encore ; mais elle se garda bien de compter sur ses attraits pour balancer ou pour ruiner l’empire de madame de Montespan. Ce fut en ne prétendant qu’à l’amitié du roi qu’elle fit, par degrés, naître un amour profond. Cette amie cependant était sévère : elle réveillait ou nourrissait dans le cœur de Louis XIV des scrupules auxquels il se proposait de satisfaire plus tard. Il venait tous les soirs rêver auprès de madame de Maintenon à sa conversion future, qu’il différait beaucoup. Bossuet secondait avec un zèle un peu timide les pieux avis de madame de Maintenon.


L’un et l’autre crurent souvent avoir vaincu la faiblesse du roi, mais ne firent que procurer à madame de Montespan la joie et le triomphe d’une réconciliation passionnée. Cependant Louis lui donna pour rivale mademoiselle de Fontanges, regardée à la cour comme un prodige de beauté, mais de beauté seulement. Le règne si court de cette favorite ne servit qu’à éteindre l’amour du monarque pour madame de Montespan, et lui fit sentir encore mieux le charme plus puissant et plus durable des entretiens de madame de Maintenon. Lorsque celle-ci régna seule sur le cœur du roi, elle n’obtint, et ne rechercha peut-être qu’une influence très restreinte sur les résolutions politiques.


Il faut maintenant parler de la direction que Louis XIV donna aux sciences, aux lettres, aux beaux-arts. Descartes n’était plus : mais ce philosophe régnait, après sa mort, par la clarté et la nouveauté hardie de sa méthode, la noblesse sévère de son style, l’étendue de ses découvertes, l’ensemble et l’audace de ses hypothèses. Le premier des modernes, il avait remplacé Aristote dans une sorte de monarchie universelle sur le monde savant, surtout le monde penseur.


C’était principalement par ses méditations métaphysiques qu’il semblait avoir soufflé aux esprits quelque chose de divin que l’on reconnaît dans l’éloquence de Bossuet, dans les hautes pensées de Pascal, dans la doctrine d’Arnauld, dans celle de Bourdaloue, dans la philosophie aussi élevée que tendre de Fénelon, dans la philosophie fière et mesurée de la Bruyère, dans cette philosophie si profonde, que Malebranche, le continuateur de Descartes, exprima d’un style si limpide.


Si ce grand siècle littéraire fut appelé le siècle de Louis XIV, c’est qu’il y eut une époque brillante où tout parut entrer dans la sphère de ce monarque. Notre imagination nous dit que Bossuet eût été moins sublime en foudroyant les grandeurs humaines, s’il ne les avait vues étalées dans la plus grande pompe quelles eussent jamais reçue ; que Racine, loin d’une telle cour, ne fût point parvenu à peindre avec un charme si puissant, ni Quinault avec une grâce si séduisante, les faiblesses du cœur ; que Massillon ne les eût pas pénétrées avec tant de profondeur, combattues avec tant d’onction ; que les fables de la Fontaine devaient s’écrire en même temps que les lettres de madame de Sévigné ; que le génie observateur de Molière dut être singulièrement secondé par le passage de mœurs encore incultes à des mœurs si polies.


Il n’est point d’homme d’un goût exercé qui ne sente que le canal qui joint les deux mers, la colonnade du Louvre, l’arc de triomphe de Saint-Denis, le dôme des Invalides, les beaux ouvrages sortis du ciseau de Girardon et de Puget, les tableaux de Lebrun et de Lesueur, les jardins de Lenôtre ; que tous ces monuments resplendissants de majesté devaient être contemporains des tragédies de Corneille et de Racine, des oraisons funèbres de Bossuet. Les vertus de Turenne élevaient l’esprit de Fléchier.


L’admiration pour Louis XIV fut un sentiment commun à tous ces hommes de génie. Presque tous furent récompensés par lui avec discernement, avec grâce, et quelques-uns avec magnificence. Ils s’entraidaient ; s’échauffaient par la simultanéité des merveilles qu’ils avaient à s’offrir, et semblaient, dans des genres si divers, puiser à une même source du beau. Le grand Condé, le duc de la Rochefoucauld, le maréchal de Vivonne, le président de Lamoignon, le duc de Montausier, partagèrent sans doute avec Louis le mérite d’avoir été les bienfaiteurs des lettres.


Mais n’a-t-il pas dû obtenir le premier rang, ce monarque qui protégea la représentation du Tartuffe contre les ressentiments des faux dévots et les scrupules de beaucoup d’âmes timorées ; qui permit à Molière de soumettre la cour elle-même à ses tableaux ; qui rendit le sort de Racine et de Boileau plus doux encore que n’avait été celui de Virgile et d’Horace ; qui, dans sa jeunesse, reçut si bien un avertissement sévère que lui donna l’auteur de Britannicus ; qui trouva bon que Boileau cassât ses arrêts en matière de goût ; enfin qui fut remercié avec tant de feu par Corneille vieillissant d’avoir ranimé l’enthousiasme du public et de la cour pour les anciens chefs-d’œuvre qu’allait proscrire l’inconstance de la mode ?


Il est vrai que ce même Corneille et que la Fontaine n’eurent qu’une part modique à ses libéralités ; mais les rois oublient facilement ceux qui ne s’offrent point à leurs regards, surtout quand ils ont le malheur d’être, comme Louis XIV, guerriers et conquérants. Cependant, les leçons des grands orateurs et des grands écrivains ne furent pas tout à fait perdues pour lui. Corneille, dans des vers composés pour un divertissement ; Boileau, dans ses belles épîtres ; Bossuet, dans quelques passages de ses oraisons funèbres et de ses sermons ; Racine, dans un mémoire dont le destin fut, comme on le sait, si fatal pour son auteur ; la Bruyère, dans quelques pages éloquentes ; Fénelon et Massillon, avec un zèle plus courageux que tous les autres, semblaient avoir conspiré pour sauver ce monarque de l’abîme presque inévitable où tombent les conquérants, et où ils entraînent leurs peuples.


Vers la dixième année de son règne, c’est-à-dire de l’époque où il régna par lui-même, Louis conçut la noble pensée d’écrire des instructions pour le Dauphin, en mettant sous les yeux de ce jeune prince le détail de ses plus importantes opérations, les secrets de sa politique et ceux de sa conscience comme roi. Cette occupation, qui lui rappelait des souvenirs glorieux, ennoblit ses loisirs pendant quelques années. Pour mettre en ordre les pensées qui lui échappaient, ou pour les rédiger avec plus de correction et d’élégance, il eut recours à la plume de Pélisson. Les ébauches de ce travail sont parvenues à la postérité ; rien n’est plus facile que d’y démêler ce qui appartient au royal écrivain, et ce qui a été embelli par l’habile rédacteur.

L’âme de Louis XIV s’y montre à découvert dans les épanchements mêmes de son orgueil. Il se propose toujours pour modèle à son fils : mais ce genre d’égoïsme n’a rien de repoussant, parce que le style a toujours de la simplicité, souvent de l’énergie, quelquefois de la profondeur, et surtout parce qu’on reconnaît dans une confession si superbe les sentiments d’un honnête homme, ceux d’une âme ardente et forte, plus ou moins altérés par les maximes de l’autorité absolue et par les séductions de la fortune.


Louis XIV donna un nouveau lustre à l’Académie française par des distinctions honorables. Il fonda, en peu d’années, l’Académie de peinture et de sculpture (1648), celle des inscriptions et belles-lettres (1663), celle des sciences (1666), l’Académie des élèves de Rome (1667), fit construire l’Observatoire de Paris, et s’occupa du Jardin de botanique ; magnifiques et solides établissements qui ont porté si loin la gloire du nom français.


Il donna des pensions à plusieurs savants étrangers, tels que Heinsius, Vossius, Huyghens, et depuis appela en France les Cassini, les Bernoulli, commanda les beaux voyages de Tournefort, fit mesurer la méridienne de Paris, fondement du plus beau travail géodésique connu dans l’histoire ; continua le Louvre sur un plan magnifique, et fit élever par le génie d’un Français, Charles Perrault, l’admirable façade du plus beau palais du monde.


Louis XIV ne pouvait pardonner aux Hollandais l’intervention par laquelle ils avaient borné ses conquêtes et modéré ses avantages dans la paix d’Aix-la-Chapelle, ni les bravades arrogantes de quelques-uns de leurs magistrats, ni les traits amers que les journaux de cette république lançaient contre lui. Surtout il brûlait du désir d’essayer encore une fois ses forces, et d’annoncer par un début éclatant la puissante marine qu’il venait de créer par les soins de Colbert.


Il s’unit avec le roi d’Angleterre, par l’entremise de Madame. Le prodigue Charles II reçut avec joie les subsides qui lui furent offerts. Louis n’eut point de peine à séduire par le même appât deux petits souverains, les évêques de Munster et de Cologne, animés de la haine la plus vive contre la république, leur voisine. Le dernier lui ouvrit le passage le plus commode pour frapper les Hollandais de coups aussi terribles qu’inattendus. Wesel, Rheinberg et d’autres petites villes sur le Rhin furent prises par le roi dès l’ouverture de la campagne.


Bientôt la fortune lui offrit l’occasion d’accomplir un de ces faits qui étonnent l’imagination des peuples, et qui ont un attrait tout particulier pour les Français. Le comte de Guiche annonça que la sécheresse de la saison avait formé un gué sur un bras du Rhin, et qu’en nageant pendant l’espace de vingt pas, la cavalerie française pourrait franchir un fleuve si renommé. Il était dans le génie du grand Condé de tenter un tel moyen ; il n’eut pas de peine à le faire goûter au roi.


Deux mille hommes, qui gardaient l’autre rive, furent interdits à la vue de cette cavalerie qui passait le fleuve. L’armée n’eut presque à regretter que le jeune duc de Longueville. Le grand Condé eut un poignet fracassé en détournant un pistolet qui lui fut tiré à bout portant. Louis, qui s’était exposé sur la tranchée dans quelques sièges, et particulièrement à celui de Lille, eut pourtant la prudence de passer le Rhin sur un pont de bateaux avec son infanterie. Cette circonstance diminuait un peu l’éclat de cette journée. Le talent d’un de nos premiers postes n’a pas peu contribué à rendre immortel ce passage du Rhin, que l’on comparait dans le temps à celui du Granique.


La Hollande était surprise ; une terreur panique avait saisi tous ses chefs militaires. Les forts les plus vantés se rendaient après quelques jours de siège, et souvent à la première sommation. Les bras de mer n’étaient plus que des barrières inutiles. Le roi aidait au prestige et à la facilité de cette conquête par l’excellente discipline qu’il faisait observer à ses troupes.


On eût dit qu’il prenait possession de l’une de ses provinces. Celles d’Utrecht, d’Over-Yssel et de Gueldre étaient soumises. Amsterdam n’avait presque plus pour défense que le désespoir de ses habitants et le souvenir des longs et glorieux combats soutenus autrefois pour la liberté. Quelques historiens prétendent que Louis XIV, avec plus d’audace et de célérité, eût pu prévenir le réveil de ce peuple ; mais des républiques animées de l’esprit qui a présidé à leur naissance ne succombent pas ainsi d’un seul coup.


On peut présumer que ce prince eut un juste pressentiment du nouveau genre d’obstacles que susciterait contre lui le patriotisme républicain. Sur le chemin d’Amsterdam, il quitta son armée pour reprendre celui de la capitale : peut-être aussi voulait-il être plus à portée de surveiller les mouvements politiques des cabinets que la jalousie et l’inquiétude allaient armer contre lui. L’ivresse des Français était au comble ; elle éclata dans un triomphe que Louis eut la faiblesse de se décerner à lui-même.


Les fêtes n’en avaient point encore cessé, quand on apprit que la Hollande était sauvée de sa ruine, qu’une révolution avait éclaté à Amsterdam ; que le prince d’Orange, âgé de vingt-deux ans, venait dans le péril de la patrie de se créer une sorte de dictature ; qu’il avait excité les fureurs de la populace contre le grand pensionnaire de Witt, contre le frère de cet illustre républicain, et quelques autres magistrats coupables à ses yeux du tort d’avoir voulu réprimer les projets de son ambition, coupables aux yeux du peuple des torts de la fortune ; que les cruautés commises sur leurs cadavres avaient été le prétexte d’un terrible engagement pour les auteurs de cette révolution à la fois féroce et patriotique ; que les ordres du stathouder avaient fait percer des digues et environner d’une mer nouvelle Amsterdam, Leyde et leurs environs ; enfin qu’une victoire remportée par l’amiral Ruyter sur les escadres combinées d’Angleterre et de France avait mis les côtes de la Hollande à l’abri de toute invasion.


On vit avec étonnement l’Empire et l’Espagne s’armer pour la défense d’une république si longtemps ennemie de la maison d’Autriche. Le roi d’Angleterre était désavoué dans ses entreprises par son parlement, par le cri de la nation. Le prince d’Orange remuait tout contre Louis XIV, et lui faisait expier l’injustice de son agression, le stérile éclat de ses victoires et l’orgueil indiscret de ses triomphes.


Toute l’Europe insultait à la grandeur théâtrale du nouveau conquérant ; mais bientôt il la força d’admirer la grandeur véritable d’un roi. L’armée française tint peu dans la Hollande ; cependant, comme l’hiver avait glacé les inondations, le maréchal de Luxembourg lança sur cette mer de glace douze mille Français : ils avancèrent avec intrépidité ; mais un dégel qui survint les obligea de repasser à la hâte sur une digue étroite et fangeuse ; beaucoup y périrent ; tous étaient perdus si le commandant d’un fort avait inquiété leur retraite. Ils l’achevèrent et la souillèrent par d’indignes cruautés.


Mais bientôt le roi changea le théâtre de ses opérations ; et se portant sur la Franche-Comté, il soumit cette province, non pas tout à fait avec autant de rapidité que la première fois, mais avec plus de gloire. Rien ne put tenir devant le génie de Vauban et l’audace des troupes que Louis enflammait par sa présence, quelquefois par ses périls. Pendant ce temps Turenne défendait l’Alsace avec vingt-quatre mille hommes, contre une armée de soixante-dix mille Impériaux.


On ne vit jamais une campagne défensive conduite avec un savoir plus profond, avec plus d’éclat et de succès. Les troupes allemandes ne purent se prévaloir de leur immense supériorité. Le génie d’un seul homme semblait avoir triplé le nombre de ses soldats. L’armée victorieuse n’éprouvait que des pertes légères ; et le soldat français aimait des marches pénibles et savantes, dont il devinait le but avec une sagacité qu’il tenait de son général et de ses victoires.


Malheureusement, cette campagne, où l’art de la guerre obtenait son plus beau résultat, celui de sauver les frontières du royaume en ménageant le sang de ses défenseurs, fut souillée par l’incendie de deux villes et de vingt-cinq beaux villages du Palatinat ; rigueur barbare, indigne des temps modernes et d’un siècle à la fois éclairé et chrétien. Cette dévastation n’avait pas pour excuse la nécessité, puisqu’elle ne couvrait qu’un médiocre espace de terrain, et ne succédait point à un grand revers. Turenne, sans doute, obéissait à des ordres de Louvois.


Mais il devait être assez grand pour désobéir, même au risque d’une disgrâce. Dans la campagne suivante, les Impériaux opposèrent à Turenne un tacticien renommé, Montecuculli. L’habileté de leurs campements et de leurs manœuvres balança l’admiration de l’Europe. On s’attendait à une action décisive, lorsqu’un coup de canon enleva Turenne au moment où il marquait la place pour une batterie. Que dirons-nous sur les regrets que la France donna à la perte de Turenne ?


L’éloquence naïve de madame de Sévigné nous l’apprend encore mieux que la haute éloquence de Fléchier. Louis ordonna que les restes du héros fussent déposés avec ceux des rois : pendant quinze ans il l’avait défendu contre la haine de Louvois. La mort de ce grand homme de guerre était une cruelle épreuve pour la fortune du roi.


Les événements accrurent encore de si justes regrets. Le maréchal de Créqui fut battu à Consarbrück, avec le reste de cette même armée que Turenne avait rendue si redoutable. Forcé de se retirer dans Trèves avec de faibles débris, Créqui se préparait à une belle défense ; mais une trahison livra la ville, le général et l’armée. Le prince de Condé venait de remporter dans la Flandre une victoire inutile et meurtrière. Louis le fit partir pour l’Alsace ; et l’habile Montecuculli se vit arrêté dans ses progrès, et forcé de lever le siège de Haguenau.


Peu de temps après, le maréchal de Créqui, racheté de sa prison, répara son imprudence et son malheur par une suite d’avantages obtenus sur les deux rives du Rhin, de concert avec le maréchal de Lorges. Des succès plus brillants et plus utiles étaient réservés à Louis dans la Flandre. Aidé de Vauban, il prit en personne Condé, Bouchain, Cambrai, après des sièges mémorables qui laissaient les Français sans rivaux dans cet art.


Quant à la prise de Valenciennes, exécutée également sous les yeux du roi, la bravoure française n’a point à citer un prodige plus éclatant. Après quelques jours de siège, on avait résolu d’attaquer le grand ouvrage à cornes ; il est enlevé : les mousquetaires cèdent à leur ardeur, poursuivent les assiégés de retranchement en retranchement, arrivent avec eux aux portes de la ville, baissent le pont-levis, gagnent du terrain de maison en maison, reçoivent des renforts, et font capituler trois mille hommes qui défendent l’une des plus fortes places de l’Europe.


Un peu après cet exploit, Monsieur, prince efféminé, timide à la cour, se montra dans les combats digne petit-fils de Henri IV, et il obtint à Mont-Cassel une victoire signalée sur le prince d’Orange. L’éclat en fut tel, que le roi résolut de ne plus laisser à son frère une telle occasion de gloire. En même temps les Espagnols se voyaient pressés par nos armées jusque dans la Sicile.


Pour que rien ne manquât à ce vaste développement de puissance, notre marine naissante, conduite par Duquesne, s’était mesurée avec avantage contre les flottes combinées des Anglais, des Hollandais et des Espagnols, commandées par Ruyter, que les Français eux-mêmes nommaient le Turenne des armées navales. Notre pavillon dominait sur les mers, tandis que sur le continent Louis accablait ses ennemis par des succès dignes des plus grands capitaines et des plus grands peuples de l’antiquité.


Il mit le comble à sa gloire en offrant la paix aux vaincus, et put se montrer à la fois superbe et généreux. Il rendit aux Hollandais l’importante place de Maëstricht ; aux Espagnols, un grand nombre de villes dans les Pays-Bas, en se réservant Condé, Bouchain, Ypres, Valenciennes, Cambrai, Maubeuge, Saint-Omer, Cassel, Charlemont et toute la Franche-Comté. De toutes ses conquêtes sur les Impériaux, il ne gardait que Fribourg. Il resta maître de la Lorraine, qui ne lui était point cédée, mais qu’il ne rendit pas.


Telle fut la glorieuse paix de Nimègue, signée le 10 août 1678. Ce fut alors que la France et l’Europe lui donnèrent à la fois le nom de Grand, surnom presque toujours fatal aux peuples qui le décernent et même aux princes auxquels il est décerné, parce qu’étant, par un malheureux préjugé, le prix des exploits guerriers, il en perpétue l’ivresse. Cette guerre n’avait point épuisé le trésor royal. Les bénéfices du commerce, soutenus par une marine puissante, avaient beaucoup augmenté les richesses de la France.


Magnifique pendant la guerre, Louis XIV le fut encore plus après la paix. Bientôt commencèrent les fastueuses constructions de Versailles, modeste château de Louis XIII, érigé dans l’une de ses façades en palais du soleil et conservant dans l’autre sa simplicité peu élégante ; de Trianon, dont un caprice royal fit un palais des fées ; des aqueducs de Maintenon, des rouages hydrauliques de Marly, défis splendides portés à la nature par l’orgueil du monarque ; de ces parcs, de ces jardins renfermant mille stériles richesses dans des enclos démesurés.


Ces dispendieuses merveilles pervertissaient un luxe jusque-là si grand et si judicieux, et cependant elles ne détournaient ni Louis ni ses sujets de travaux vraiment utiles. Riquet avait achevé le canal des deux mers, qui eût suffi pour immortaliser un règne. La navigation intérieure tirait un nouveau secours du canal de Briare. Toutes les villes principales étaient enrichies de monuments dont l’énumération serait immense.


Enfin, le grand cœur de Louis XIV respirait dans le magnifique établissement des Invalides, où sont empreints tous les plus beaux sentiments de l’homme, c’est-à-dire la piété, la reconnaissance, le respect pour la vieillesse, pour le malheur et la bravoure. Colbert gémissait des dépenses qui n’avaient pas cette utilité pour objet ; mais timide dans ses remontrances, il était faiblement écouté. L’ascendant de Louvois prévalut. Ce ministre, qui s’attribuait le principal honneur d’une guerre si heureusement conduite et terminée, rendait la paix pleine de menaces et d’agressions contre divers États.


Par ses conseils, le roi n’avait presque rien retranché de son état militaire ; tandis que les puissances vaincues, cédant à la nécessité, s’empressaient de licencier leurs troupes. Louis se vit ainsi dans une position fatale, celle où l’on croit pouvoir tout oser. Strasbourg, après la conquête de l’Alsace, avait conservé l’existence d’une ville libre impériale. L’or de la France suscitait depuis longtemps des troubles dans cette petite république. Les magistrats étaient inquiétés par des menaces séditieuses. La crainte, la vengeance et la cupidité les portèrent à livrer leur patrie.


Bientôt on eut à se plaindre de quelques retards apportés par les Espagnols à l’exécution du dernier traité. On s’empara de la formidable place de Luxembourg, après un long blocus et un bombardement. Mais ce qui rendait cette conquête odieuse, c’est que l’Empire, dont Louis XIV envahissait les possessions, était alors exposé à une nouvelle invasion des Turcs. L’empereur Léopold appelait à son secours tous les princes de la chrétienté.


L’Autriche espagnole, que le roi venait d’accabler encore par la prise de Trèves, de Courtrai et de Dixmude, ne put envoyer de secours à l’Autriche allemande. Mais deux héros, Sobieski, roi de Pologne, et le prince Charles de Lorraine, dépouillé de ses états, méritèrent toutes les louanges et toutes les bénédictions de l’Europe, en délivrant Vienne et en repoussant les Turcs jusque sur leur frontière. Le monarque français fut arrêté par des scrupules tardifs. Il ne donna plus de suite à la facile invasion de la Flandre.


La paix de Nimègue fut convertie en une trêve de vingt ans, et Louis se fit payer d’une modération suspecte en gardant la possession de Luxembourg. Lui-même, une année auparavant, s’était présenté comme un vengeur de la chrétienté. Les puissances barbaresques ayant fait d’indignes outrages à son pavillon, le roi irrité envoya contre ces pirates le héros de la marine française. Duquesne, avec une flotte puissante. Alger, bombardé deux fois, Tunis et Tripoli, qui craignirent le même sort, se soumirent à toutes les réparations qu’exigea l’impérieux monarque. Il reprocha aux Génois d’avoir vendu quelques secours aux Algériens.


Pour punir ces républicains de cette déloyale avidité, il les soumit au même châtiment qu’il venait d’infliger à des barbares. Gênes la magnifique fut foudroyée par les galères du roi de France, et des palais de marbre enrichis des plus précieuses productions des beaux-arts s’écroulèrent sous des bombes. Gênes témoigna son repentir par les plus humbles soumissions. Le doge et quatre principaux sénateurs vinrent à Versailles demander grâce pour leur république.


Cette excessive fierté du roi lui nuisait encore plus que son ambition. Il n’était ni assez insensé, ni assez inhumain pour aspirer à la monarchie universelle : néanmoins l’Europe le crut capable d’un tel dessein, parce que son orgueil semblait arriver au même point que s’il l’eût obtenue. L’ambassade qu’imagina d’envoyer un usurpateur du trône de Siam à ce prince, qui ne possédait qu’un comptoir dans les Indes, flatta singulièrement la vanité des Français en amusant leur curiosité ; mais les puissances maritimes dont le pavillon dominait sur les mers sourirent d’une pompe si vaine, des projets chimériques qu’elle enfanta, et du mauvais succès d’une expédition chargée à la fois de secourir le roi de Siam et de convertir le peuple indien.


Tandis que le roi au sein d’une paix trop agitée commettait des fautes que deux ligues successives, et surtout la dernière, devaient lui faire cruellement expier, il couvrait nos frontières et nos ports de ces admirables fortifications, où Vauban déploya toute l’étendue de son génie, et Louis toute l’étendue de sa prévoyance royale. La triple enceinte de places fortes élevées ou réparées sur la frontière du nord, et qui se prolongeaient sur celle de l’est, semblait annoncer que Louis XIV, en assurant ses conquêtes, consentait à imposer des limites.


Mais l’Europe, choquée de son orgueil, ne crut pas à ce signe de modération. De toutes les grandes constructions de ce prince il n’en est point qui doive rendre sa mémoire plus chère et plus respectable aux Français. Cependant la mort de Colbert venait d’augmenter le crédit de Louvois. Ce ministre obsédait Louis de projets despotiques, et se rendait plus dangereux pour lui que n’eût pu l’être tout un peuple de flatteurs. Le roi, quoique encore éloigné de la vieillesse, commençait à montrer une régularité sévère dans ses mœurs.


Sa cour, plus splendide que jamais, ne retraçait presque plus rien de la gaieté brillante des premières années de ce règne. On ne savait si l’on devait bénir ou accuser madame de Maintenon d’une réforme trop chagrine. Le monarque ne se plaisait plus qu’auprès d’elle. Une tendre amitié lui fit faire ce que jamais la passion n’eût obtenu de lui : peu de temps après la mort de la reine il épousa madame de Maintenon.


Son orgueil cependant ne put admettre qu’un mariage clandestin, dont l’existence n’est pas douteuse, mais dont l’époque est restée incertaine. Mais Louis compromit toute la gloire de son règne et en affaiblit les plus puissants ressorts par la révocation de l’édit de Nantes, ou plutôt par les violences qu’on exerça en son nom dans l’exécution de cette mesure. Louvois haïssait dans les protestants les protégés de Colbert : tandis que la France jouissait du plus brillant essor de leur industrie, il leur faisait un crime de leurs richesses, et ne tenait aucun compte de l’esprit de paix auquel ils avaient été amenés par le travail, encore plus que par le malheur.


Le roi, dès le commencement de son règne, s’était proposé de les exclure de tous les emplois. Cette précaution, secondée par le zèle de plusieurs prélats, avait déjà détaché de cette religion tous les nobles qui lui avaient prêté autrefois un si redoutable appui. Que pouvait-on craindre des protestants, lorsqu’ils perdaient par cette défection toute ombre de puissance politique et militaire ? Louvois chercha tous les moyens de les irriter, afin de leur arracher quelques murmures dont le roi fût offensé.


Depuis 1670, tous les ans il paraissait quelque édit qui restreignait la tolérance. Des soldats et surtout des dragons se répandirent dans les provinces où le protestantisme était encore professé ; ils appuyaient par leurs armes les prédications des évêques, des curés et les menaces des intendants. Les protestants, troublés perpétuellement dans leur asile, rançonnés et ne pouvant défendre leurs femmes et leurs filles de l’insolente soldatesque, cédaient pour la plupart à l’orage. On vit partout des conversions subites et promptement rétractées. Par ces mesures, Louvois n’avait fait que préparer le coup le plus cruel et le plus aveugle du despotisme : Louis se résolut à le frapper (octobre 1685).


Le culte de l’Église réformée fut interdit dans toutes les provinces, excepté en Alsace, où il était protégé par une capitulation récente. Les ministres de cette religion reçurent l’ordre de sortir du royaume sous peine de mort : quinze mille familles protestantes qui les suivirent en exil se vengèrent de leur ingrate patrie, ou plutôt de leur cruel gouvernement, en répandant en Allemagne, en Angleterre, en Hollande, les secrets les plus précieux de nos manufactures.


La persécution n’en fut que plus implacable contre ceux auxquels leur misère interdisait ce douloureux exil ; le désespoir fit prendre les armes à de malheureux paysans des Cévennes, qui s’aguerrirent au point de pouvoir vingt ans plus tard se défendre avec quelque succès contre les armes de deux maréchaux de France. La plupart des évêques du royaume crurent devoir applaudir au résultat d’une mesure qu’aucun d’eux n’avait provoquée ; les magistrats, les courtisans et même les gens de lettres célébrèrent l’exil de soixante mille Français. Les protestants fugitifs allèrent partout réveiller contre Louis XIV des haines que l’éclat de sa gloire avait au moins rendues muettes.


Le prince d’Orange se flatta pour cette fois de diriger avec plus de succès une ligue qui depuis la paix de Nimègue lui reprochait ses pertes et ses humiliations. Les liens de cette ligue étaient déjà resserrés, lorsqu’une nouvelle révolution, excitée ou du moins secondée par lui-même en Angleterre, précipita du trône l’imprudent frère du prodigue Charles II. Louis XIV n’eut que trop à se reprocher les malheurs de Jacques II, dont il n’avait cessé d’exciter les volontés despotiques, qui ne firent que révolter les esprits tout disposés à éclater quand le prince d’Orange, gendre de Jacques II, entreprit son expédition parricide.


A peine sa puissante flotte fut-elle signalée sur les côtes d’Angleterre, que la conspiration se déclara. Le roi Jacques, malgré sa bravoure personnelle, ne put tenter la fortune d’un combat : trahi par les siens jusque dans sa fuite, il fut ramené à Londres. Mais Guillaume craignit de joindre au nom d’usurpateur un nom plus odieux encore : il fut permis à Jacques II de se rendre avec sa famille à la cour de France.


L’Europe ne vit jamais une scène plus auguste d’hospitalité : le roi vint au-devant des illustres fugitifs, leur tint le langage le plus noble, le plus touchant ; voulut que Jacques II jouît à Saint-Germain de tous les honneurs que dans des jours plus prospères il eût pu recevoir dans ses propres États ; il lui donna une partie de ses gardes, pourvut à ses dépenses par une pension de 800 000 francs, et embellit ses présents multipliés par une délicatesse dont la cour de France offrait seule encore le modèle.


Il ne se bornait pas à ces soins magnifiques : un armement formidable était destiné à faire remonter Jacques II sur le trône ; c’était à qui briguerait l’honneur de monter sur les vaisseaux chargés d’une si honorable mission. Les Français avaient été révoltés de l’action de Guillaume et de son épouse ; son crime était éloquemment dénoncé par nos grands écrivains. Louis, quoiqu’il eût commis la plupart des fautes auxquelles on doit imputer les malheurs du déclin de son règne, était encore aimé.


La douleur avait été presque universelle dans le royaume, lorsque dans l’année 1686 on apprit que sa santé était altérée et qu’il avait subi l’opération, dangereuse alors, de la fistule. Dès qu’on fut assuré de sa guérison, les églises et toutes les assemblées publiques retentirent d’actions de grâces qui étaient répétées même dans l’intérieur des familles. On ne fut saisi d’aucune épouvante lorsque l’on vit l’année 1688, l’Espagne, le duc de Savoie, plusieurs autres princes d’Italie, l’Angleterre, la Hollande, l’Autriche, la plupart des princes et villes de l’Allemagne, enfin jusqu’au roi de Suède, déclarer la guerre à la France.


L’esprit militaire de la cour entraînait encore la nation ; la grandeur du monarque semblait augmenter par le nombre de ses ennemis : il était encore aidé par Louvois, mais non plus par ce Colbert qui avait trouvé le secret de rendre la France florissante au milieu de guerres vives et prolongées. Ses flottes et cinq armées de terre, tout fut prêt à la fois, tout s’émut avec de brillantes espérances de victoire. Le début de la campagne maritime surpassa tous les exploits par lesquels nos armées navales s’étaient annoncées : nos vaisseaux portèrent Jacques II sur les côtes de l’Irlande, où il débarqua, secondé par un parti assez puissant, et lui firent parvenir successivement divers renforts.


Les flottes anglaise et hollandaise se présentèrent enfin ; Tourville et d’Estrées vinrent à leur rencontre avec 72 grands vaisseaux, et remportèrent une victoire complète : 17 vaisseaux ennemis furent détruits ou démâtés. Pendant ce temps une armée française, conduite par le Dauphin, faisait en Allemagne de rapides conquêtes ; le siège de Philisbourg, dirigé par Vauban, avait rappelé les sièges si glorieux de Lille et de Valenciennes. Manheim, Spire, Worms et plusieurs villes du Palatinat avaient ouvert leurs portes à l’armée victorieuse ; mais plût à Dieu que nos armées eussent été repoussées de ce Palatinat, qui devait être le théâtre d’une seconde barbarie de Louvois. L’électeur palatin n’était entré qu’à regret dans la ligue d’Augsbourg ; son peuple n’avait pris aucune part aux opérations militaires.


On était au cœur de l’hiver, et voilà que Louis, malheureusement trop docile aux conseils de son ministre, signe l’ordre d’incendier l’un des pays les plus florissants de l’Europe : Manheim, Heidelberg, d’autres petites villes et plus de cinquante villages furent la proie des flammes. Louis XIV, par l’horreur qu’excita cette odieuse exécution, donna lui-même un lien de plus à la ligue formée contre lui. De nouveaux généraux, élèves de Turenne et de Condé, parurent sur la scène ; mais la France fut cette fois accablée d’un luxe de victoires stériles. Catinat était de tous ces généraux celui qui rappelait le plus le génie, la prudence et la modestie de Turenne ; le roi lui avait confié le soin de la guerre d’Italie.


Les Français trouvèrent sur ce point un prince aussi habile à la guerre que versé dans tous les secrets d’une politique astucieuse : c’était Victor-Amédée, duc de Savoie. Catinat par son activité triompha de tous les efforts de ce prince, et le battit dans les deux journées de Staffarde et de Marseille ; mais tandis qu’il pénétrait en vainqueur dans le Piémont, Victor-Amédée se jeta sur le Dauphiné : cette diversion imprévue arrêta les progrès de Catinat. Le maréchal de Noailles ne se bornait point à une guerre défensive sur la frontière des Pyrénées ; après avoir remporté sur les Espagnols la bataille d’Outer, il prit Gironne.


Mais son armée était trop faible pour s’engager dans de nouvelles conquêtes : les regards se portaient principalement sur la guerre des Pays-Bas, ou le maréchal de Luxembourg avait en tête le roi Guillaume. Ce dernier venait de se mesurer contre son beau-père dans les plaines de l’Irlande, avait remporté sur lui la victoire décisive de la Boyne, et pour la seconde fois l’avait forcé à la fuite.


Jacques II, de retour en France, y trouva les mêmes égards que s’il y fût revenu victorieux et vengé. Louis XIV, malheureusement pour notre marine, n’avait point encore renoncé à l’espoir de faire rentrer les Anglais sous le joug de ce prince : la funeste bataille de la Hague fut le résultat de cette obstination. Tourville et d’Estrées, qui s’étaient si bien secondés jusque-là, furent séparés dans leurs opérations, soit par la fortune, soit par quelque secrète mésintelligence. L’amiral Russel, qui commandait les flottes anglaise et hollandaise, brûla 14 de nos vaisseaux, et mit en fuite tout le reste.


L’amiral anglais ne mit pas notre flotte en déroute. Quarante vaisseaux français soutinrent pendant dix-sept heures le combat contre quatre-vingt-huit vaisseaux anglo-hollandais : à la fin de cette lutte prodigieuse, pas un vaisseau français n’était pris ou coulé, tandis que trois vaisseaux ennemis avaient été obligés d’amener leur pavillon. Jusque-là cette bataille était, bien qu’indécise dans ses résultats matériels, une grande victoire au point de vue de l’effet moral. Mais notre flotte avait beaucoup souffert, et nous n’avions pas un seul port sur la Manche où nos vaisseaux pussent se réfugier. Les treize vaisseaux les plus maltraités se retirèrent de la rade de la Hague et à Cherbourg, où, par la faute du maréchal de Bellefond et du roi Jacques II, qui ne firent aucune résistance, les Anglais vinrent brûler nos navires. Le reste de la flotte trouva un abri dans le port de Brest.


La fortune sembla d’abord abandonner Guillaume dans les combats qu’il soutint contre les Français pour la défense des Pays-Bas ; mais il sut tout réparer par la prodigieuse constance de son âme. Déjà, dans les campagnes précédentes, on avait remarqué les talents du maréchal de Luxembourg : mais, pendant la paix, il avait conspiré lui-même contre sa gloire par d’indignes liaisons et de déplorables faiblesses. On l’avait vu compromis dans des poursuites qui furent dirigées contre une devineresse nommée la Voisin, qu’on accusait de plusieurs crimes.


Sur le bruit des accusations portées contre lui, il vint se présenter au roi, et demander que la Bastille lui fût ouverte. Le roi l’y laissa languir quelque temps ; mais enfin il sauva un des héros de l’armée française de l’ignominie d’être associé avec de vils malfaiteurs, fanfarons de sorcellerie. Luxembourg sentait vivement le besoin de se faire une gloire nouvelle. On ne vit jamais les troupes françaises conduites avec plus d’ardeur mais à peine cinq ou six villes furent-elles le prix des victoires tant célébrées de Fleurus, de Leuse, de Steinkerque et de Nerwinde : elles excitèrent vivement l’enthousiasme des Français, et ne prolongèrent que trop leur passion et celle de leur roi pour la guerre.


A chacune de ces batailles Guillaume put se retirer en bon ordre ; et les Français étaient trop affaiblis par leurs victoires pour oser le poursuivre. Il n’y en eut point de plus disputée et de plus meurtrière que celle de Steinkerque. Cinq princes français y firent des prodiges de valeur. C’était Philippe, duc d’Orléans, depuis régent de France ; c’était Louis, duc de Bourbon, petit-fils du grand Condé ; c’était le prince de Conti, le plus brillant, le plus spirituel et le plus aimé de tous ces jeunes héros ; c’étaient enfin deux petits-fils de Henri IV, le duc de Vendôme, destiné a une grande gloire militaire, et son frère, le grand prieur, voluptueux tous les deux, mais terribles dans un jour de bataille.


On ne suffirait pas à nombrer les beaux faits d’armes de ces princes, et surtout ceux des maréchaux de Luxembourg et de Boufflers. L’ordre royal de Saint-Louis, institué en 1693, fut la récompense de la valeur. Les églises se tapissaient de drapeaux ; mais les armées de Guillaume n’avaient presque point changé de position. Louis XIV n’avait pas pris à cette guerre une part aussi active que dans les campagnes précédentes. Louvois avait arrangé, pour l’orgueil du roi, le siège de Namur.


On réussit à prendre cette forteresse à la vue d’une armée ennemie ; mais, l’année suivante, Guillaume vint à bout de la reprendre, quoiqu’elle eût reçu des fortifications de Vauban. Cependant Louis, malgré des succès si peu décisifs, n’avait fait la guerre que sur le terrain ennemi. Il occupait encore beaucoup de places et de forteresses, quand l’intolérable fatigue des Français, la misère faisait d’affreux progrès dans le royaume, l’épuisement des finances et le poids d’une dette horriblement accrue, le décidèrent à signer la première paix qui n’ajouta rien à ses possessions (1697).


On rendit à l’Espagne Mons, Ath, Courtrai ; à l’Empire, Fribourg, Brisach, Kehl, Philisbourg : précédemment, on avait rendu au duc de Savoie les villes conquises sur lui pour le détacher de la coalition. Tout le but de la plus puissante ligue que l’Europe eût vue jusque-là se trouvait manqué. Du reste, la puissance de Louis n’avait souffert aucun échec. La gloire du nom français était encore accrue par un nombre de victoires qui eussent suffi pour illustrer cinq ou six des règnes précédents : mais la France et l’Europe purent à peine respirer pendant près de trois années.


Durant les négociations de la paix de Ryswyck, les puissances alliées ne s’étaient point fait scrupule de régler le partage des États d’un prince encore vivant et même encore jeune, du monarque le plus puissant qui fût à la tête de cette ligue, c’est-à-dire de Charles II, roi d’Espagne. Ce prince dépérissait lentement, et ne laissait aucun héritier dans la branche espagnole de l’Autriche. Le roi d’Angleterre, Guillaume, avait proposé un partage favorable à chacun des alliés, et surtout à la branche allemande d’Autriche, qui était appelée au trône de l’Espagne et des Indes occidentales.

On consentit, dans le cours des négociations, à laisser Naples et la Sicile au fils de Louis XIV. Celui-ci semblait content de son partage ; il reprit cette négociation avec ardeur après la paix. Mais l’empereur, qui espérait pour son fils l’archiduc toute l’étendue de la succession, refusa de signer. Charles II mourut le 1er novembre 1700. Quel fut l’étonnement de l’Europe, quelles furent ses alarmes, en apprenant que ce roi, qui venait de soutenir deux guerres très vives contre la France, dont les ancêtres s’étaient montrés si avides d’envahir nos plus belles provinces, abandonnait, par son testament, la totalité de ses États au duc d’Anjou, second fils du Dauphin !


Le détail des intrigues qui amenèrent ce testament nous conduirait trop loin, et ne pourrait d’ailleurs nous amener à aucune certitude historique. Un si prodigieux coup de fortune étourdit Louis XIV, et ranima un orgueil qui n’avait pas encore plié, mais qui paraissait se modérer. Par la mort de Louvois, son maître s’était vu délivré d’un cruel instigateur de guerres. Ce ministre, qui avait travaillé avec un art si funeste à se rendre indispensable, s’était enfin rendu odieux au roi.


Dans le cours de la guerre précédente, il avait osé lui proposer de renouveler dans le pays de Trèves l’exécrable exemple des deux incendies du Palatinat. Louis, dont le cœur était sans doute poursuivi par ce fatal souvenir, se leva furieux, et fut près de se livrer à la dernière violence contre son ministre. Louvois tomba malade, pendant un conseil où le roi lui avait adressé de sévères reproches, et mourut dans la nuit même.


Louis XIV apprit sa mort, non avec des signes de joie, mais avec ceux d’une profonde indifférence. La France, malgré toutes les pompes de Versailles, était encore languissante, exténuée, à la suite des efforts héroïques qu’elle venait de soutenir contre toute l’Europe. La funeste passion des succès militaires dominait beaucoup moins à la cour. Un prélat, modèle de vertu, de génie et de piété tendre, attaquait, en chrétien autant qu’en homme d’État, la frénésie militaire : c’était Fénelon, archevêque de Cambrai, et précepteur du duc de Bourgogne.


Par l’infidélité d’un de ses domestiques, le Télémaque avait paru ; et Fénelon expiait par un exil dans son diocèse et par une éternelle séparation d’avec son royal élève la composition de ce beau livre, où Louis XIV crut voir une satire de son gouvernement. Le duc de Bourgogne, dont les vertus naissantes et déjà fortes inspiraient du respect à son aïeul, se montrait attaché aux principes de la politique toute morale de son instituteur. Les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, le maréchal de Catinat, quoique heureux à la guerre, et quelques magistrats éclairés, inclinèrent fortement pour la paix, et proposèrent de renoncer au testament de Charles II, pour s’en tenir au traité de partage déjà consenti par le roi.


Louis avait soixante-deux ans, et pouvait difficilement supporter les fatigues de la guerre. Madame de Maintenon, dans ses sollicitudes pour la santé du monarque, ne devait lui donner et ne lui donna sans doute que des conseils de paix. De toutes les fautes de Louis XIV, celle qui lui fut le plus entièrement personnelle, celle dont la France et lui-même portèrent le plus cruellement la peine, ce fut d’avoir repoussé tant de sages conseils, et de s’être exposé encore une fois aux chances de la fortune. Il accepta le testament de Charles II.


L’Europe frémit, et s’arma. Louis parvint cette fois à s’assurer deux alliés, les électeurs de Bavière et de Cologne. Il comptait également sur le duc de Savoie, qui, un peu avant la paix de Ryswyck, avait marié l’une de ses filles au duc de Bourgogne, et qui scella bientôt un nouveau lien avec la France par l’union de sa seconde fille avec ce même duc d’Anjou, appelé au trône de l’Espagne. Mais le duc de Savoie fut un des premiers à entrer dans la ligue opposée, en calculant d’avance les avantages que la cour de France lui ferait pour l’en détacher.


De toutes les possessions de Charles II il n’y eut que l’Espagne où les Français furent reçus avec quelque faveur. Dans la plupart des provinces de ce royaume, la noblesse et le clergé s’étaient déclarés pour le petit-fils de Louis XIV. Le nouveau roi, Philippe V, dut sans doute cet avantage aux admirables instructions écrites que lui donna son aïeul. Elles nous ont été conservées et l’on peut y voir la profondeur et l’habileté de sa politique. Le style en est plein de noblesse et de fermeté.


Louis en avait su renfermer tout le fonds dans une parole sublime, que l’histoire répétera toujours : « Partez, mon fils ; il n’y a plus de Pyrénées ». La Catalogne, jalouse de recouvrer des privilèges depuis longtemps envahis par l’autorité despotique des rois d’Espagne, annonçait seule un mouvement contraire aux vues de Louis XIV et aux intérêts de son petit-fils ; mouvement redoutable, puisqu’il avait la liberté pour mobile.


L’Italie se souvenait trop de nos anciens combats pour recevoir les Français sans défiance. Durant trois années, les événements militaires parurent encore assez dignes de l’ancienne gloire de Louis XIV. A la vérité, le maréchal de Villeroi se laissa surprendre et faire prisonnier dans Crémone ; mais les Français, indignés, repoussèrent l’ennemi et restèrent maîtres de la place, sans pouvoir délivrer leur général.


Louis dut certainement regarder comme le plus heureux présage pour cette guerre la mort de Guillaume, roi d’Angleterre, et stathouder de Hollande, de cet ennemi opiniâtre et froidement intrépide. Mais la fortune lui suscitait deux ennemis plus dangereux encore, dont les talents avaient plus d’éclat et la haine plus de profondeur : c’étaient le prince Eugène et Marlborough.


Le premier était, par sa mère, petit-neveu du cardinal Mazarin. Déjà il s’était distingué dans les guerres de l’Autriche contre les Turcs ; il s’annonça en Italie par le savant passage de l’Oglio et la victoire de Chiari. Le duc de Vendôme ne se montra point indigne d’un si puissant adversaire. Pendant deux ans, ils se firent une guerre savante et peu décisive.

Marlborough était animé d’une haine encore plus vive contre la France. Courtisan de Jacques II, il avait abandonné ce prince dans son malheur, et s’était rangé parmi ses plus implacables ennemis. Il sentait le besoin de couvrir le tort de cette défection par une grande démonstration de zèle pour la liberté, et surtout par la gloire. On le voyait à la fois diriger par ses intrigues les deux chambres du parlement d’Angleterre, la cour aimable et polie de la reine Anne, et les cabinets de l’Europe. Bientôt il sut conduire des armées, et suppléer, par sa bravoure, par son impétuosité et la vivacité de son coup d’œil, à l’étude profonde de l’art militaire.


Les Français venaient de célébrer trois victoires nouvelles, celles de Friedlingen et de Hochstett, dues au maréchal de Villars, et celle de Spire, due au maréchal de Tallard. De la Bavière qui leur était ouverte, ils étaient prêts à s’élancer sur l’Autriche, lorsque Eugène et Marlborough vinrent se concerter pour la défense de l’empereur. Les Français n’étaient plus commandés par Villars, et se trouvaient dans la même ville d’Hochstett, que ce général avait illustrée par une victoire. Ils combattaient avec les Bavarois : mais l’armée de Marlborough et Eugène parvint par ses manœuvres à les séparer de leurs auxiliaires. Tallard ne sut se défendre qu’avec un aveugle courage.


Tourné dans toutes ses positions, il est fait prisonnier ; vingt-deux de ses bataillons ont posé les armes ; le champ de bataille est couvert de 12 000 Français. L’électeur de Bavière fuit en désordre ; ses États sont envahis, mis au pillage : les Français sont chassés et poursuivis jusque dans l’Alsace. La fortune de Louis XIV n’avait encore été traversée que par de légers échecs promptement réparés. Il ne parut point abattu de ce grand désastre ; mais l’âge, sans avoir affaibli la vigueur de son caractère, ne lui laissait plus cette activité qui avait été un si puissant aiguillon pour ses armées.


Du fond de Versailles, et de concert avec quelques vieux généraux, quelquefois même avec des commis, il traçait des plans de campagne, et se flattait de pouvoir diriger à la fois des opérations sur le Tage, sur le Pô, sur le Danube et sur la Meuse. Tout le système militaire auquel il avait dû l’éclat de ses armes était rompu, parce que les Français agissaient trop loin de leurs magasins. Louis occupait le maréchal de Villars à combattre des paysans dans les Cévennes, tandis qu’il confiait une nouvelle armée à Villeroi, dont le nom, depuis la surprise de Crémone, était devenu un objet de dérision pour l’armée : aussi les Pays-Bas échappèrent-ils bientôt à ce monarque. Villeroi y perdit la bataille de Ramillies, journée plus sanglante, plus honteuse et plus décisive que celle de Hochstett.


Louis XIV avait à se reprocher un choix imprudent ; il le sentit, et il eut la noblesse d’âme de ne point faire de reproches à Villeroi. « Monsieur le maréchal, lui dit-il, on n’est pas heureux à notre âge ». On éprouva encore dans les Pays-Bas un échec à Oudenarde, quoique le duc de Vendôme y commandât, et que le duc de Bourgogne y fût présent. Enhardi par ses succès, le prince Eugène mit le siège devant Lille, qui, après dix mois de la plus héroïque défense, ne se rendit que par l’épuisement des vivres et des munitions.


Vers le même temps nous perdions l’Italie. Le prince Eugène força les Français dans les lignes qu’ils occupaient devant Turin (1708), et il osa faire des incursions dans la Provence et le Dauphiné. En Espagne, on avait aussi essuyé des revers : Philippe V avait été forcé de fuir de Madrid, à l’approche de l’archiduc, secondé par les Catalans. Mais le maréchal de Berwick était parvenu à y ramener le roi, en gagnant la bataille d’Almanza.


Le désordre des finances était au comble. Louis ajoutait encore au chagrin de sa vieillesse, aux ennuis de sa cour, l’accablant ennui des controverses religieuses. Enfin la nature semblait aussi se déchaîner contre la France : une seule nuit de l’hiver de 1709 fit périr les oliviers, les vignes, beaucoup d’arbres fruitiers : et, pour comble de désastre, une grande partie des blés fut gelée.


Louis vit la misère de son peuple et demanda la paix, résigné à subir des conditions rigoureuses ; mais on se fit un plaisir de lui en présenter d’avilissantes ; on alla jusqu’à exiger qu’il envoyât une armée en Espagne pour détrôner son petit-fils. « Puisqu’on veut, reprit Louis XIV, que je continue la guerre, j’aime mieux la faire à mes ennemis qu’à mes enfants. »


La France oublia ses propres malheurs pour compatir à ceux de son roi. Les défaites des armées françaises furent réparées. La famine elle-même faisait voler sous les drapeaux des milliers d’hommes qui n’espéraient plus d’aliments qu’à la guerre : la bataille de Malplaquet annonçait à l’Europe ce que pouvait être le désespoir des Français ; les maréchaux de Villars et de Boufflers l’engagèrent près des murs de Mons contre Eugène et Marlborough : ils furent repoussés, mais les ennemis durent désespérer de la conquête de la France.


Cette victoire leur avait coûté 20 000 hommes tués ou blessés, la perte des Français n’avait été que de 8 000 ; sans la blessure du maréchal de Villars ils étaient triomphants : Boufflers avait conduit la retraite en bon ordre. Louis ne s’occupa plus qu’à négocier avec ses ennemis séparément ; toutes les mesures furent prises avec vigueur. Les flottes françaises osèrent s’approcher encore une fois des côtes de l’Angleterre.


Deux intrépides armateurs, Duguay-Trouin et Jean Bart désolèrent le commerce de l’Angleterre, de la Hollande, de l’Espagne et du Portugal ; la prise de Rio de Janeiro, capitale du Brésil, immortalisa Duguay-Trouin, et réveilla le goût des brillantes aventures. Le duc de Vendôme fut envoyé en Espagne au moment où les Français venaient d’être battus devant Saragosse ; avec les débris d’une armée fugitive, il obtint bientôt la victoire de Villa-Viciosa ; et ce petit-fils de Henri IV établit les Bourbons sur le trône d’Espagne.


L’année 1711 s’annonça dans la Flandre sous de tristes auspices. Le prince Eugène avait redoublé de confiance et d’impétuosité ; il s’empara de Bouchain, du Quesnoy, de Douai, et poussa des partis jusque dans la Champagne. Ce fut alors que Louis XIV proféra ces belles paroles : « Si je ne puis obtenir une paix équitable, je me mettrai à la tête de ma brave noblesse et j’irai m’ensevelir sous les débris de mon trône. »


Villars trouva d’autres ressources que celles du désespoir. Cet habile et heureux guerrier, qu’on opposait enfin au prince Eugène, feignit l’inaction. Pendant ce temps, la politique de Louis XIV agissait ; il était parvenu à détacher la reine Anne de la ligue victorieuse. et avait signé avec elle une suspension d’armes, en lui laissant Dunkerque pour gage. Eugène, qui s’occupait du siège de Landrecies, avait mal établi les communications entre les quartiers de son armée : Villars profita de cette faute avec autant d’habileté que d’héroïsme ; et le seul combat de Denain répara l’effet de six grandes batailles perdues.


L’armée hollandaise y fut entièrement détruite ; Landrecies fut délivrée ; Douai, le Quesnoy furent repris en peu de temps. Dès lors, le Hollande cessa de mettre obstacle à la paix que voulait l’Angleterre. Les conférences s’ouvrirent à Utrecht ; les négociateurs français, parmi lesquels surtout il faut distinguer Torey, firent des prodiges d’habileté ; l’Angleterre et l’Europe consentirent (qui l’aurait cru ?) à laisser le petit-fils de Louis XIV sur le trône d’Espagne.


L’empereur se refusait encore à traiter sur une telle base ; Villars, pour l’y décider, vint à la rencontre du prince Eugène sur un autre champ de bataille, força ses lignes devant Fribourg, et fit sous ses yeux de rapides conquêtes en Allemagne. L’empereur craignit de laisser écouler le temps où il pouvait encore recueillir quelques fruits de ses précédentes victoires. Eugène et Villars passèrent alors du rôle de généraux à celui de négociateurs.


Louis XIV, par la paix d’Utrecht (1713), n’eut aucun sacrifice important à faire, si ce n’est la démolition du port de Dunkerque ; Lille rentra sous la domination française. Les alliés s’indemnisèrent par le partage des diverses possessions excentriques de l’Espagne. Une telle paix était infiniment plus utile que celle de Ryswick, qui avait suivi tant de victoires. Louis XIV avait déployé une véritable grandeur dans ses adversités ; qu’on examine toute sa conduite depuis 1709, on y verra toutes les ressources d’un grand et profond caractère.


L’art avec lequel il sépara ses ennemis triomphants doit être considéré comme le chef-d’œuvre de la politique. Mais ce roi, qui était ainsi parvenu à dompter la fortune, était alors le plus malheureux des pères. Trois générations sorties de son sang avaient disparu dans l’espace de quelques mois ; le dauphin, élève de Bossuet et de Montausier, mourut en 1711 à l’âge de 10 ans. Quoiqu’il fût certain que la petite vérole avait causé la mort de ce prince, il y eut quelque rumeur d’emprisonnement, et l’on affecta de diriger des soupçons sur le duc d’Orléans, neveu du roi, prince d’un courage brillant, d’un esprit aimable, mais de mœurs corrompues.


Au mois de février 1712, un mal qui avait tous les effets d’une épidémie et que l’on nommait rougeole pourprée, frappa et enleva plus de cinq cents personnes, dont quelques-unes étaient du rang le plus distingué ; la duchesse de Bourgogne en fut atteinte : cette princesse avait seule le privilège d’égayer et d’embellir une cour attristée par l’âge et par les malheurs du monarque. Louis XIV et madame de Maintenon, également séduits par ses grâces divines, son enjouement et ses manières caressantes, en avaient fait leur fille chérie. Les progrès du mal furent rapides ; le duc de Bourgogne, qu’on nommait alors le dauphin, rendait à la duchesse les plus tendres soins, et déjà il portait sur son visage les symptômes de cette cruelle maladie.


La dauphine expira le 12 février. Le roi s’était retiré avec madame de Maintenon à Marly, pour alléger, par des méditations religieuses, le poids de sa profonde affliction. Le dauphin eut la force de venir se présenter devant son aïeul : mais il le glaça d’effroi par l’expression concentrée de sa douleur, et par les signes trop caractérisés d’une maladie prochaine. Le roi lui parla avec la plus vive émotion ; il n’était personne qui pût contenir ses larmes. Le prince que Fénelon avait si bien formé d’après sa belle âme et son brillant génie, mourut le 18 février. L’aîné de ses deux fils, le duc de Bretagne, ne lui survécut que deux jours ; le second, le duc d’Anjou (depuis Louis XV) était dangereusement malade. Une même cérémonie funèbre réunit l’époux, l’épouse et leur fils.


A la vue de ce déplorable spectacle, le peuple fut éperdu dans sa douleur, et injuste dans ses soupçons. On parlait d’empoisonnement ; le duc d’Orléans entendit de son palais les cris publics qui le nommaient empoisonneur : la cour l’accusait avec moins d’animosité et plus de perfidie. Toutes ces rumeurs sinistres semblaient autorisées par la déclaration des médecins, qui, à l’ouverture des trois cadavres, avaient cru reconnaître les effets du poison.


Le roi fut ébranlé, mais il eut la force de résister à ses propres préventions contre un neveu dont il connaissait les principes dissolus et irréligieux. Le duc d’Orléans, désespéré, vint demander au roi que la Bastille lui fût ouverte. Louis craignit un éclat qui pouvait ajouter beaucoup aux malheurs de la France ; le chimiste Homberg, que l’on accusait d’avoir fourni les poisons employés par le duc d’Orléans, demandait vivement de prouver son innocence par une instruction juridique.


Le roi avait paru d’abord consentir à l’offre généreuse du savant calomnié ; mais lorsque celui-ci vint se présenter à la Bastille, elle lui fut fermée. Depuis, Louis XIV ne se permit jamais un mot, un geste qui pût autoriser ou réveiller les injustes soupçons élevés contre le duc d’Orléans. Il lui restait encore une nouvelle perte, un nouveau coup à supporter : les fêtes par lesquelles on célébrait une paix qui allait réparer un si long cours de fléaux, ces fêtes n’étaient pas terminées, lorsqu’on apprit la mort subite du duc de Berry, troisième petit-fils du roi. Il avait épousé la fille du duc d’Orléans, et cette princesse l’avait continuellement désolé par les emportements de son caractère et l’éclat scandaleux de ses intrigues.


Ce prince, en expirant, déclara qu’il était la seule cause de sa mort. Il avait fait une chute à la chasse quelques mois auparavant ; il l’avait dissimulée, et s’était livré depuis à des excès d’intempérance. Le roi, par sa conduite envers la duchesse de Berry et envers le duc d’Orléans, ferma, autant qu’il put, l’accès à de nouveaux soupçons. Louis goûtait bien mal les douceurs de la paix.


La plaie faite à ses finances par les deux guerres terminées l’une à Ryswick et l’autre a Utrecht, semblait incurable. Le poids des impôts était excessif ; et, malgré tous les soins de l’habile contrôleur général Desmarets, il fallait encore, comme pendant la guerre, subir la loi des traitants. La destruction de Port-Royal, en 1709, avait excité les plaintes légitimes des nombreux amis de ces pieux solitaires. L’affaire de la bulle Unigenitus échauffa encore davantage les esprits : on attribua la conduite du roi, dans ces deux circonstances, aux conseils de son confesseur.


Le parlement et quelques évêques osaient, pour la première fois, résister aux volontés de Louis XIV. Son âge et ses derniers revers encourageaient une opposition qui entrevoyait un esprit bien différent sous un régent dont les opinions étaient connues. Les jeunes gens se lassaient d’une cour qui n’était plus égayée par les illusions de la gloire et par l’éclat des fêtes.


Le roi, plus renfermé dans son intérieur, n’imposait plus autant à un peuple accoutumé à tant de prospérités. Lui-même il semblait démentir la rigidité nouvelle de ses principes par les honneurs excessifs dont il comblait les princes légitimés, c’est-à-dire le duc du Maine et le comte de Toulouse, nés d’un double adultère. Ces deux princes, par des qualités plus aimables que brillantes, méritaient l’affection de leur père ; mais la morale, la religion et le droit public des Français furent enfreints par la déclaration du 25 mai 1715, qui les appelait à la couronne au défaut de princes du sang.


Le peuple souffrait beaucoup de la fin de ce long règne, dont les prospérités l’avaient ébloui pendant plus de quarante années. Le 25 août 1715, jour de la Saint-Louis, le roi, au milieu des hommages qu’il recevait, se sentit grièvement indisposé. Le lendemain, en visitant une plaie que ce prince avait à la jambe, le chirurgien Maréchal découvrit la gangrène ; son émotion frappa le monarque. « Soyez franc, dit-il à Maréchal, combien de jours ai-je encore à vivre ? - Sire, répondit Maréchal, nous pouvons espérer jusqu’à mercredi. - Voilà donc mon arrêt prononcé pour mercredi », reprit Louis sans témoigner la moindre émotion. Il s’entretint avec le duc d’Orléans qui allait être appelé à présider le conseil de régence.


Le lendemain il se fit amener le duc d’Anjou, son arrière-petit-fils, âgé de cinq ans, et lui adressa ces paroles qui caractérisent bien ce monarque : Admirable en sa vie et plus grand dans sa mort. « Mon enfant, lui dit-il, vous allez être un grand roi. Ne m’imitez pas dans le goût que j’ai eu pour la guerre. Tachez d’avoir la paix avec vos voisins. Rendez à Dieu ce que vous lui devez ; faites-le honorer par vos sujets. Suivez toujours les bons conseils ; tâchez de soulager vos peuples, ce que je suis assez malheureux de n’avoir pu faire. N’oubliez jamais la reconnaissance que vous devez à madame de Ventadour. »


Et se tournant vers elle : « Je ne puis assez vous témoigner la mienne. - Mon enfant, je vous donne ma bénédiction de tout mon cœur. Madame, que je l’embrasse. » On approcha de ses bras cet enfant qui fondait en larmes, et il lui donna de nouveau sa bénédiction. Dans la même journée, Louis XIV s’adressa en ces termes à tous ses officiers rassemblés autour de lui : « Messieurs, vous m’avez fidèlement servi. Je suis fâché de ne vous avoir pas mieux récompensés que je n’ai fait ; les derniers temps ne me l’ont pas permis. Je vous quitte avec regret. Servez le Dauphin avec la même affection que vous m’avez servi. C’est un enfant de cinq ans, qui peut essuyer bien des traverses ; car je me souviens d’en avoir beaucoup essuyé dans mon jeune âge. Je m’en vais ; mais l’État demeurera toujours ; soyez-y fidèlement attachés, et que votre exemple en soit un pour mes autres sujets. Suivez les ordres que mon neveu vous donnera ; il va gouverner le royaume : j’espère qu’il le fera bien. J’espère aussi que vous ferez votre devoir, et que vous vous souviendrez quelquefois de moi ».


A ces paroles, des pleurs coulèrent de tous les yeux. Peu d’heures après, Louis ayant témoigné qu’il avait besoin de repos, la cour fut comme déserte. Madame de Maintenon, loin d’abandonner le roi, comme le lui reproche Saint-Simon, passa cinq jours dans la ruelle de son lit, presque toujours en prières. Il eut avec elle un entretien touchant, où il lui répéta plusieurs fois : « Qu’allez-vous devenir ? Vous n’avez rien. »


Elle ne partit pour Saint-Cyr, le vendredi 30 août, à cinq heures du soir, que lorsqu’il eut tout à fait perdu connaissance. « Pourquoi pleurez-vous, disait-il à ses domestiques ; m’avez-vous cru immortel ? » Il nomma le Dauphin, le jeune roi ; il lui échappa de dire : « Quand j’étais roi ». Il mourut à Versailles le 1er septembre 1715, âgé de 77 ans ; il en avait régné 72.


Ce monarque suppléa par un grand caractère aux dons d’un grand génie ; tout ce qu’il conçut, tout ce qu’il exécuta de plus heureux, de plus habile, pendant les années triomphantes de son règne, fut un développement et une amélioration des plans et des actes du cardinal de Richelieu. Celui-ci, inquiet sur une autorité précaire et en quelque sorte usurpée, fut souvent sanguinaire : Louis XIV fonda bien moins sur la terreur que sur l’admiration l’autorité absolue dont il avait reçu l’héritage ; mais, par l’inévitable danger d’un pouvoir sans limites, il fut souvent dur ; les préjugés de son rang et de son siècle le rendirent quelquefois injuste sans remords.


Il ajouta mille séductions à l’art de régner ; il le purgea des froides scélératesses du machiavélisme. On dirait que le mot de majesté fut créé pour lui. On a eu tort de le juger d’après deux ou trois anecdotes assez suspectes. Quand il lui serait arrivé d’admirer et d’envier le gouvernement turc, ce qu’il y a de certain c’est qu’il n’eut jamais la stupide maladresse de l’imiter. Il trouva le secret de tout subordonner sans avilir aucun ordre de l’État, sans dégrader aucun caractère. Il permit à plusieurs hommes d’être grands et même plus grands que lui. Le tiers état ne reçut pas moins de lui que de ses prédécesseurs ; car il n’y eut pas sous son règne un seul grand emploi auquel des plébéiens ne parvinssent ; tout vint figurer sur le vaste théâtre de gloire ouvert par Louis XIV.


L’industrie, les richesses et surtout le génie élevèrent par degrés le tiers état jusqu’à la puissance foudroyante qu’il développa sur la fin du XVIIIe siècle. Nous nous garderons bien de donner des éloges trop absolus à un roi qui s’est déclaré coupable d’avoir trop aimé la guerre ; mais quelles que soient ses fautes, la nation française ne peut pas oublier qu’elle lui doit sur tous les points, hormis en ce qui concerne la liberté politique, le rang qu’elle occupa ensuite dans le monde.