Ce prince, dont l’existence devait être si courte et si malheureuse, ce roi
sans couronne dont les jours étaient destinés à s’éteindre dans la plus abjecte captivité, annonça par une enfance pleine de grâces et de séductions les qualités les plus propres à orner et
même à honorer le rang suprême.
Second fils de Louis XVI et de Marie-Antoinette, il naquit au château de Versailles le 27 mars 1785. Il eut pour parrain Louis-Stanislas-Xavier, comte de Provence, son oncle, et pour marraine Marie-Charlotte de Lorraine, archiduchesse d’Autriche, reine des Deux-Siciles. Louis-Charles reçut d’abord le titre de duc de Normandie, et plus tard (4 juin 1789), celui de dauphin, que portait son frère aîné.
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Un soir, à Saint-Cloud, sa mère chantait en s’accompagnant la romance si connue de Berquin : Dors, mon enfant, clos ta paupière... Ces paroles, chantées avec âme, avaient remué vivement le cœur du dauphin qui se tenait silencieux et recueilli auprès du clavecin ; surprise de le voir si tranquille, Madame Elisabeth dit en riant : « Ah ! pour le coup, voilà Charles qui dort ! » Levant soudain sa tête, l’enfant repartit d’un ton pénétré : « Ah ! ma chère tante, peut-on dormir quand on entend maman reine ! » Comme un jour, à Bagatelle, il allait se jeter dans un buisson de ronces, M. Hue, valet de chambre du roi, lui représentant le danger de ce chemin épineux : « Les chemins épineux, répondit-il d’un air résolu, mènent à la gloire ! » Un seigneur de la cour lui reprochait de prendre la peine de bêcher lui-même la plate-bande de son petit jardin ; un jardinier, ajoutait-il, vous fera cette besogne en un tour de main. « C’est possible, repartit l’enfant, mais ces fleurs je veux les faire croître moi-même, pour qu’elles soient plus agréables à maman qui les aime beaucoup ».
Sans être volontaire dans l’acception ordinaire du terme, le jeune Charles-Louis annonçait un caractère décidé, et se montrait généralement rétif aux avertissements des femmes qui prenaient soin de lui ; mais toute résistance s’évanouissait devant un mot, devant un simple geste de sa mère. Toujours attentif à lui complaire, il épiait instinctivement toutes les traces d’inquiétude ou d’ennui que la marche déjà menaçante des événements commençait à imprimer sur son front. Un jour que, par distraction, l’aimable enfant avait mêlé quelques soucis aux fleurs dont il composait son bouquet habituel, il s’en aperçut au moment même de le présenter, et les arracha aussitôt en disant : « Ah ! maman, vous en avez bien assez d’ailleurs ! »
L’horizon politique de la France s’obscurcissait en effet rapidement. Les sanglantes journées des 5 et 6 octobre avaient ramené à Paris la famille royale, et le jeune prince commençait à participer aux malheurs de ses parents ; réduit à l’étroite enceinte des Tuileries, il regrettait amèrement le parc de Versailles ; sa seule distraction était de se promener quelquefois en voiture accompagné de sa gouvernante, madame de Tourzel, avec qui l’abbé Davaux, déjà précepteur de sa sœur Marie-Thérèse, partageait l’œuvre délicate de son éducation. On lui enseignait, sous la direction éclairée de Louis XVI, la religion, l’histoire, la géographie, l’arithmétique et la botanique, et on l’exerçait à tous les jeux du corps.
La grammaire, qui n’était pas négligée dans cet ensemble d’études, fournit un jour au jeune élève l’occasion d’un rapprochement plein de grâce. Interrogé sur la différence entre le comparatif et le superlatif, « le comparatif, répondit-il, est quand je dis : Mon abbé est meilleur qu’un autre abbé ; le superlatif, c’est quand je dis : maman est la plus aimable et la plus aimée de toutes les mamans. » On le conduisait régulièrement chaque jeudi chez la marquise de Leyde, qui possédait au faubourg Saint-Germain un bel hôtel avec un vaste jardin, où il jouait en liberté avec un ou deux enfants de son âge.
Plus tard, on lui consacra un petit arpent de terrain dans le jardin des Tuileries, à l’extrémité de la terrasse du Bord de l’eau ; il cultiva des fleurs et éleva des lapins dans ce petit parterre qui a appartenu plus tard au roi de Rome, au duc de Bordeaux et au comte de Paris. Avant de sortir des Tuileries, le dauphin s’exerçait au maniement d’un fusil. Un jour, au moment du départ, l’officier qui commandait le peloton de garde nationale chargé de l’accompagner lui ayant demandé de lui rendre son fusil, Louis-Charles s’y refusa brusquement ; madame de Tourzel l’ayant repris à ce sujet : « Si monsieur m’eût dit de le lui donner, répondit l’enfant, à la bonne heure ; mais le lui rendre !... »
Ce jeune prince, en qui l’instinct de la bienfaisance avait devancé l’âge, économisait sur ses épargnes une petite somme pour secourir les enfants trouvés. Son père, le voyant un jour occupé à renfermer des écus par piles dans son coffret, le taxa d’avarice. « Oui, mon père, répondit-il, je suis avare, mais c’est pour les enfants trouvés. Ah ! si vous les voyiez, ils sont bien nommés ; ils font vraiment pitié ! » Louis XVI serra son fils dans ses bras et combla le coffret. Les progrès de plus en plus formidables de l’ouragan révolutionnaire, la dépendance toujours plus étroite dans laquelle la famille royale était tenue aux Tuileries, précipitèrent cette tentative désespérée qui vint échouer misérablement à Varennes.
Le dauphin, alors âgé de six ans, garda un secret absolu sur ces mystérieux apprêts dont il ne pouvait comprendre le but. Quand, après plusieurs semaines d’une captivité sévère, il put descendre avec sa mère dans le jardin des Tuileries : « Maman, s’écria-t-il en bondissant, que je plains les malheureux qui sont toujours renfermés ! » Dans la journée du 20 juin, cette préface menaçante du 10 août, M. Hue pourvut à la sûreté du jeune prince en l’emportant, à travers ses sanglots, dans la chambre de sa sœur, où plusieurs membres de l’assemblée législative vinrent l’entourer. L’un d’eux se prit à lui adresser quelques questions sur l’histoire de France et prononça le nom de la Saint-Barthélemy. « Pourquoi parler de cela ? dit un autre, il n’y a point ici de Charles IX. - Ni de Catherine de Médicis ! » ajouta l’enfant.
Quelques attroupements s’étant encore formés le lendemain autour du château : « Maman, est-ce encore hier ? » dit-il à la reine avec une triste et touchante ingénuité. La captivité de la famille royale devint plus intolérable encore après cette journée, et le malheureux enfant, le visage collé contre les vitres de sa chambre, fut réduit à envier le sort des rares promeneurs qui, errant, dit M. de Beauchesne, autour de son parterre abandonné, respiraient librement l’air dans le jardin de ses aïeux.
Au 10 août, lorsque, cédant au conseil de Rœderer épouvanté, la malheureuse famille alla chercher un asile au sein de l’assemblée, ce fut dans les bras de sa mère, qui voulut elle seule lui servir de rempart, que le jeune prince traversa le jardin des Tuileries. A son arrivée dans la salle, un homme à figure repoussante portant l’uniforme de sapeur, le nommé Rocher, qui depuis fut établi guichetier du Temple, s’empara de lui et le déposa sur le bureau du président. Dès que l’enfant se sentit libre, il courut dans les bras de sa mère d’où on l’arracha de nouveau ; puis la famille déchue fut réunie tout entière dans la loge de logographe. Le dauphin échappait par son âge au sentiment des infortunes sans limites que présageaient trop ces terribles épreuves : « Maman m’a promis de me coucher dans sa chambre, s’écria-t-il avec une joie naïve, parce que j’ai été bien sage avec ces vilains hommes ! »
Les augustes captifs vinrent bientôt inaugurer à la tour du Temple cette ère indescriptible d’outrages et de tortures qui ne devait avoir pour terme que la mort. L’étroite surveillance à laquelle ils furent graduellement condamnés n’interrompit point les études et les exercices religieux du fils de Louis XVI. Ce prince allégeait les pesantes heures de la captivité en enseignant au dauphin la géographie, l’histoire et le calcul ; mais la langue des chiffres ayant inspiré de l’ombrage à un municipal de service, le conseil de la commune proscrivit l’arithmétique.
Chaque soir Charles-Louis récitait une prière pour sa famille, pour la princesse de Lamballe et pour sa gouvernante. Ce régime dura jusqu’au 26 octobre, jour où le dauphin fut retiré des mains de la reine pour être remis dans celles de son père. Cette séparation si cruelle pour le cœur aimant du jeune prince n’amortit point la vivacité naturelle de son esprit. Un municipal nommé Mercereau, maçon de son état, lui dit : « Sais-tu bien que la liberté nous a rendus tous libres et que nous sommes tous égal ! - Egal tant que vous voudrez, répliqua l’enfant royal, mais ce n’est pas ici que vous nous persuaderez que la liberté nous a rendus libres ».
D’autres épreuves plus déchirantes étaient réservées à cette innocente victime. Le jour funèbre du 21 janvier se leva, et l’escalier de la tour du Temple retentissait encore des pas du roi martyr, lorsqu’on vit le malheureux enfant courir éperdu vers les municipaux et les gardes, prenant leurs mains, embrassant leurs genoux, les conjurant tous de le laisser passer pour parler au peuple afin qu’il ne fît pas mourir son père.
Quand de sinistres détonations annoncèrent l’accomplissement du forfait suprême de la révolution, l’infortuné fondit en larmes et ne suspendit ses sanglots que pour essayer sur sa mère éplorée la consolation de ses caresses. Un moment courbée sous l’étreinte puissante du malheur, la grande âme de Marie-Antoinette se releva sous l’empire de cette foi religieuse qui avait marqué d’un éclat impérissable les derniers moments de Louis XVI ; elle rappela avec onction à son fils les vœux d’un père mourant et l’exhorta à penser à Dieu : « Maman, lui répondit-il, quand j’appelle le bon Dieu, c’est toujours mon père qui descend devant moi ».
Quelques jours plus tard, la reine recueillit la douloureuse jouissance d’entendre chanter par son fils, qu’accompagnait Madame Royale sur le clavecin, la touchante romance intitulée la Piété filiale, que le bon et compatissant Lepitre, l’un des surveillants du Temple, avait composée sur la mort du roi. Hélas ! l’amère satisfaction de pleurer ensemble, cette dernière consolation des infortunés, devait leur être bientôt ravie. Plus impitoyable encore que la sanguinaire Convention, la commune de Paris ordonna que le dauphin serait séparé de sa mère et de sa famille, et cet ordre barbare s’accomplit le 3 juillet, au milieu d’une scène de désolation et de désespoir qu’il faut renoncer à dépeindre.
Rassemblant toute son énergie dans un suprême effort, la reine exhorta son fils à se souvenir de ses devoirs quand elle ne serait plus auprès de lui pour les lui rappeler ; elle lui recommanda d’être sage, patient et honnête, et de songer à son père qui le bénissait du haut du ciel, et tout fut dit. Des mains de Marie-Antoinette, la jeune victime avait passé dans celles du cordonnier Simon ! A cette phase nouvelle de la vie du dauphin se rattachait une combinaison dont l’histoire a été lente à surprendre le secret.
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Son premier soin fut, comme il le disait, de museler le louveteau, c’est-à-dire de réduire au silence, à force de menaces et de mauvais traitements, le jeune captif qui n’avait cessé de réclamer sa mère. Il lui parut piquant de faire porter au fils de France le deuil de Marat, qui venait de périr sous le poignard de Charlotte Corday, et d’assujettir aux plus viles fonctions de son service personnel cette main qui avait cueilli les plus belles fleurs de Versailles pour la plus tendre des mères et la plus majestueuse des reines. Le petit Capet dut bientôt revêtir la carmagnole républicaine ; son élégante chevelure disparut sous l’impitoyable ciseau de la femme Simon, et sa longue résistance à coiffer le bonnet rouge fléchit devant des obsessions et des tortures auxquelles son affreux geôlier ne craignit pas de mêler le secours d’une abrutissante ivresse.
C’est dans cette situation abjecte que la condescendance d’un de ses gardiens procura, hélas ! à la malheureuse reine la fatale satisfaction de l’entrevoir secrètement une dernière fois ! Marie-Antoinette avait ignoré jusqu’alors le déplorable état de son fils ; aucune illusion ne lui fut désormais permise ; et lorsque, quelques jours plus tard, on l’entraîna à la Conciergerie pour y subir la dernière épreuve de son long calvaire, elle emporta, dit un de ses historiens, « la source la plus amère de tourments, d’inquiétudes et de larmes plus cuisantes encore que celles qu’elle avait jusque-là répandues » (Louis XVII, sa vie, son agonie, sa mort. Liv. 2, par de Beauchesne).
Les accusations manquaient contre l’irréprochable reine ; ce fut au Temple qu’on songea pour combler cette lacune, et l’industrie révolutionnaire ne recula pas devant l’idée de faire déshonorer une mère par son propre fils. Le 6 octobre, Pache et Chaumette entrent dans la chambre de Simon, qui avait pris soin d’égarer l’imagination de son captif par ses procédés habituels. Un administrateur de police lit un interrogatoire écrit d’avance, dans lequel l’enfant répond comme on voulait qu’il répondît, on le fait signer ensuite comme on voulait qu’il signât.
La signature du jeune prince est en effet articulée d’une main débile et mal assurée, et ne rappelle, ni pour la correction, ni pour la netteté, des lignes d’écriture tracées par lui deux ou trois ans auparavant, et dont on trouve un fac-similé dans le livre de M. de Beauchesne, son biographe. Dans ces circonstances, Hébert, le véritable instigateur de cette infamie, survient et triomphe.
Cependant ce témoignage solitaire, malgré sa monstrueuse précision, ne suffit point aux ennemis de la reine ; ils espèrent, à l’aide de questions ambiguës et captieuses, arracher à la fille et à la sœur de Louis XVI quelques mots qui, habilement interprétés, pourront les rendre complices de toutes les calomnies accumulées contre Marie-Antoinette. Le lendemain, après avoir été séparément interrogées, la tante et la sœur du jeune prisonnier subissent l’épreuve d’une ignominieuse confrontation, qui se prolonge pendant près de trois heures. L’angélique pureté de l’une et la présence d’esprit de l’autre déjouent l’abominable calcul d’Hébert et de Chaumette ; mais le procès-verbal du Temple, ce monument sans exemple peut-être de la perversité humaine, n’en fut pas moins produit aux débats.
Tout le monde sait le beau mouvement que cet incident inspira à l’auguste accusée et la confusion dont il couvrit ses accusateurs ; l’impression fut telle, que Robespierre alla jusqu’à voir dans l’imputation calomnieuse d’Hébert un moyen employé pour exciter l’intérêt populaire en sa faveur.
Retournons au Temple, où nous attendent des scènes plus lugubres, sinon plus déchirantes que celles que nous avons esquissées. L’ignoble tyrannie de Simon, rarement adoucie par la compatissance de certains municipaux de service, dura trois mois encore ; pendant ce temps, l’intelligence de son élève acheva graduellement de s’éteindre sous l’empire des menaces, des mauvais traitements et des obsessions employés pour en extorquer quelques lambeaux de révélations propres à compromettre sa tante, dont on instruisait le procès.
Au milieu de cette lamentable décadence, le fils de Louis XVI avait conservé le sentiment de la gratitude. Un savant estimable, M. Naudin, chirurgien de l’Hôtel-Dieu, ayant été appelé pour donner des soins à la femme Simon, son mari voulut en sa présence contraindre le jeune prince à chanter d’infâmes couplets contre la reine ; l’enfant s’y refusa avec larmes, puis avec énergie. « S.... vipère, s’écrie Simon en le saisissant par les cheveux, il me prend envie de t’écraser contre le mur ! - Scélérat, que vas-tu faire ? s’écria M. Naudin avec indignation. Et le geôlier resta muet. »
Le lendemain, M. Naudin étant revenu visiter la malade, il se sentit arrêter dans le passage d’une chambre à l’autre par le jeune prisonnier : « Hier, lui dit-il, vous m’avez prouvé que vous vous intéressiez à moi, je n’ai que ceci pour vous en témoigner ma reconnaissance, vous me feriez bien plaisir de l’accepter. » Et il présenta au docteur, vivement ému, deux poires qu’on lui avait données la veille pour son goûter. Un sentiment plus respectable encore, la foi religieuse, avait survécu au dépérissement de ses facultés intellectuelles, et le royal orphelin n’avait jamais oublié les dernières recommandations de sa mère.
De Beauchesne nous apprend qu’une nuit du mois de janvier, le geôlier de Louis XVII surprit l’enfant les mains jointes et à genoux, priant Dieu dans un songe plein de ferveur. Il se leva aussitôt, et, sans s’inquiéter de l’effet de cette ablution glaciale dans une nuit d’hiver, versa sur la tête de l’enfant une cruche remplie d’eau ; l’enfant, réveillé en sursaut, se hâta de chercher en tremblotant un refuge sur son oreiller ; mais l’implacable bourreau courut sur lui et le secouant avec violence : « Je t’apprendrai, lui dit-il, à faire tes patenôtres et à te lever la nuit comme un trappiste. » Puis, s’armant de son soulier à gros clous, il se rua furieux sur sa victime qui, parant de ses deux bras les coups qu’il allait lui porter : « Que vous ai-je donc fait pour vouloir me tuer ? - Te tuer, louveteau ! comme si je le voulais, comme si je l’avais jamais voulu ! Oh ! la vipère ! elle ne sait donc pas que si je la prenais une fois par le cou, elle ne crierait plus ! » Et il renversa violemment sur son lit glacé le malheureux enfant, qui s’y blottit en silence, tressaillant de froid et d’épouvante.
Le 19 janvier 1794, Simon, rappelé à ses fonctions de municipal, quitta ainsi que sa femme la tour du Temple, prédisant à sa douce victime, par forme d’adieux, « que le crapaud ne sortirait pas de la crapaudière, quand bien même tous les capucins du ciel se mêleraient de l’enlever ». A noter que Simon périt sur le même échafaud que Robespierre, le 28 juillet 1794. Quant à la femme Simon, elle mourut le 10 juin 1819 aux Incurables de la rue de Sèvres, où son indigence était assistée par une petite pension que lui versait madame la duchesse d’Angoulême.
Loin d’adoucir le sort du petit prisonnier, la retraite de Simon ne fut que le signal d’une aggravation de sa captivité. Les six mois qui suivirent constituent la période la plus lamentable de cette vie si jeune encore et déjà vouée à tant de germe d’infortune. Les comités révolutionnaires décidèrent qu’il n’y aurait plus désormais d’intermédiaire entre la tour du Temple et la municipalité ; le logement de l’enfant captif fut restreint à une pièce ; ce fut celle qu’avait occupée le fidèle Cléry, ce dernier serviteur de son père. On pratiqua dans la porte de cette chambre un guichet fermé par des barreaux mobiles que fixait un énorme cadenas, avec une tablette pour recevoir les grossiers aliments destinés à soutenir cette misérable existence.
Le jeune captif fut privé de feu et de lumière, et ne reçut de chaleur que par le tuyau d’un poêle placé dans l’antichambre, de lumière que celle d’un réverbère suspendu en face des barreaux ; l’unique croisée de sa chambre demeura constamment fermée ; il n’entendit plus d’autre bruit que celui des verrous, d’autre voix que celle du gardien qui l’avertissait de se coucher à la tombée de la nuit, ou des cerbères à face humaine qui troublaient à plusieurs reprises son repos nocturne par ces cris sinistres : « Capet ! Capet ! dors-tu ? où, es-tu donc ? Race de vipère, lève-toi ! » Et quand l’enfant avait comparu, tremblant, haletant, glacé.... « C’est bon, va te coucher, housse ! décanille ! »
Dans cette vie sépulcrale, au milieu de tant de barbaries accumulées contre une frêle et innocente créature, de ces longues nuits pleines de fantômes et de tortures, de ces longues journées sans emploi et sans distraction, ses forces s’épuisèrent rapidement ; les tortures de la solitude dévorèrent les restes de cette intelligence si vive et si lumineuse ; son cœur se dessécha, il devint insensible à tout ce qui se passait autour de lui, et négligea les soins les plus vulgaires de la vie matérielle. Ses mains débiles refusèrent de remuer la paillasse de son lit, de renouveler ses draps sales, sa couverture qui tombait en lambeaux ; il s’étendait tout habillé sur son grabat durci, et se préparait ainsi par une journée de somnolence aux insomnies cruelles que venaient encore troubler les visites de ses gardiens.
Ce déplorable état de choses, plus soupçonné encore que connu au dehors, émut quelques âmes compatissantes. Le dernier médecin de Louis XVI, M. Lemonnier, homme de talent et de cœur, vint de sa retraite de Montreuil solliciter le dangereux honneur de visiter et soigner le malheureux enfant. Les régicides méprisèrent ces propositions, « bien résolus à ne laisser pénétrer dans la tour un homme de l’art que lorsqu’ils pourraient l’y admettre impunément » (Louis XVII, sa vie, son agonie, sa mort. Liv. 13, par de Beauchesne).
Le 9 thermidor, qui fit respirer la France, étendit son action modératrice jusque dans la douloureuse enceinte du Temple. Un homme en qui les opinions révolutionnaires n’avaient point étouffé les sentiments de l’humanité, le nommé Laurent, fut donné pour gardien au jeune prince. Il se rendit à la tour dans la soirée du 29 juillet, et se présenta, accompagné de plusieurs municipaux, au guichet de son cachot. Appelée à plusieurs reprises, la victime répondit un faible oui, mais il fut impossible de la déterminer à se lever et à comparaître au tour.
En présence de ce mutisme et du spectacle hideux, repoussant, qu’entrevirent ses regards, Laurent comprit qu’il lui importait de faire constater l’état dans lequel il recevait son prisonnier ; il provoqua une enquête du comité de sûreté générale, et, dès le lendemain, plusieurs membres du comité et quelques municipaux se rendirent au Temple. Appelé comme la veille, l’enfant ne répondit pas ; les barreaux furent écartés, la porte enlevée ; les visiteurs entrèrent.
« Alors, dit de Beauchesne dans son Louis XVII, sa vie, son agonie, sa mort - liv. 14, apparut le spectacle le plus horrible qu’il soit donné à l’homme de concevoir, spectacle hideux que ne présenteront jamais deux fois les annales d’un peuple civilisé, et que les meurtriers mêmes de Louis XVI ne purent contempler sans une pitié douloureuse, mêlée d’effroi. Dans une chambre ténébreuse, d’où il ne s’exhalait qu’une odeur de mort et de corruption, sur un lit défait et sale, un enfant de neuf ans, à demi enveloppé d’un linge crasseux et d’un pantalon en guenilles, gisait, immobile, le dos voûté, le visage hâve et ravagé par la misère, dépourvu aujourd’hui de ce rayon de vive intelligence qui l’éclairait naguère ; sur ses traits si délicats, on ne voyait plus que la plus morne apathie, que l’inertie la plus sauvage et qui semblait attester la plus profonde insensibilité. Ses lèvres décolorées et ses joues creuses avaient dans leur pâleur quelque chose de vert et de blafard ; ses yeux bleus eux-mêmes, agrandis par la maigreur du visage, mais dans lesquels toute flamme était éteinte, semblaient, depuis qu’ils ne reflétaient plus l’azur du ciel, avoir pris dans leur terne immobilité une teinte grise et verdâtre.
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L’humanité courageuse de Laurent pourvut aux premiers besoins du prisonnier ; il fit laver et panser ses plaies, rafraîchir, éclairer et purifier sa chambre : l’odieux guichet disparut, et il obtint des commissaires du Temple la permission de conduire quelquefois sur la plate-forme de la tour le languissant captif qui, d’abord surpris de rencontrer sous une forme humaine une pitié qu’il avait depuis si longtemps cessé d’inspirer, s’abandonna par degrés à son nouveau gardien. L’infortuné ignorait la déplorable fin de sa mère et de sa tante. Un jour qu’il avait obtenu la faveur de se promener sur la tour, on le vit ramasser avec soin quelques fleurettes jaunes qui croissaient dans les interstices des créneaux dont elle était surmontée, et les laisser silencieusement tomber à la porte de la chambre qu’occupait sa mère...
Au bout de trois mois, le 8 novembre, le comité de sûreté générale adjoignit à Laurent, sur sa demande, un homme qui s’était tenu en dehors de toutes les luttes des partis, et qui, sous une enveloppe timide, nourrissait une sensibilité exquise. Gomin, c’était son nom, provoqua de nouveaux allégement au sort du jeune orphelin, conquit des commissaires l’autorisation de faire allumer à la tombée de la nuit le réverbère qui lui mesurait une chétive lueur, et de diminuer la rigueur de sa solitude.
Ces égards sympathiques parvinrent graduellement à triompher du mutisme presque absolu dans lequel le timide enfant s’était concentré depuis tant de mois, et à fléchir la fierté méfiante et opiniâtre qui était devenue le fond de son caractère, mais sa puissance ne put aller au delà. L’existence de ce frêle débris de la royauté de Louis XVI inquiétait trop de mauvaises consciences, elle inspirait trop d’espoir aux amis renaissants de la monarchie, pour que le pouvoir révolutionnaire songeât à adoucir sérieusement sa captivité.
Mathieu, Cambacérès et Lequinio insistèrent pour qu’il continuât à être soumis à une étroite surveillance ; et la séparation complète entre le frère et la sœur, qui ne s’étaient pas vus depuis leur confrontation du 7 octobre 1793, fut maintenue. Cette affreuse situation était de temps à autre rendue plus amère par les propos farouches ou les prédictions sinistres des commissaires de service. L’un d’eux, appelé Cazeaux, laissa dans l’âme du prisonnier, observateur silencieux, une impression durable et funeste ; un autre, le nommé Collot, eut la barbarie de prophétiser, après avoir envisagé attentivement le jeune prince « qu’avant six décades il serait fou, idiot ou crevé. »
Demeuré seul avec la douce victime, Gomin s’efforça d’atténuer l’effet de cette cruelle sentence. Une larme brilla dans les yeux de l’enfant ému : « Et pourtant, soupira-t-il avec une angélique résignation, je n’ai fait de mal à personne ! » Laurent se retira, et fut le 31 mars remplacé par Antoine Lasne, ancien militaire, honnête homme, moins expansif, mais d’un caractère plus décidé que Gomin.
Il se dévoua sans partage au service du royal détenu, et parvint à l’intéresser en lui rappelant quelques scènes de sa première enfance auxquelles il avait assisté comme garde-française. Lasne chantait et Gomin jouait du violon ; tous deux réussirent à charmer par leur talent, bien que médiocre, les longues heures de leur solitude, et ces courtes joies furent les dernières que le jeune orphelin dut goûter dans ce monde, où ses plus belles années lui avaient été mesurées par la douleur.
Depuis l’interrogatoire de Chaumette et surtout depuis sa barbare séquestration, ses maux avaient subi une progression lente, mais continue. Une première visite, ordonnée par le comité de sûreté générale, avait eu lieu le 25 janvier sans amener aucun adoucissement dans son état. Dans les premiers jours de mai, les symptômes du mal devinrent plus intenses et plus menaçants. Vaincu par des avertissements réitérés, le comité invita M. Desault à donner ses soins au malade.
Le célèbre chirurgien vint, examina attentivement le malheureux enfant, dont il ne put tirer aucune réponse, et se borna à ordonner une potion dont l’effet fut absolument nul. Desault ne dissimula pas qu’on avait trop tardé à l’appeler ; il constata l’existence d’une affection scrofuleuse aggravée par l’épuisement et le marasme, et proposa d’essayer sur cette fleur étiolée l’air pur et vivifiant de la campagne ; mais il ne fut point écouté. Desault, par son exactitude et son intérêt, commençait à conquérir la docilité et la confiance du jeune malade, lorsqu’il fut brusquement enlevé, le 1er juin, par une fièvre ataxique dont il avait puisé le germe dans un court emprisonnement sous le régime de la Terreur.
Pelletan, qui le remplaça conjointement avec Dumangin, médecin en chef de l’hospice de l’Unité, jugea dès l’abord l’état désespéré du prince, et insista pour qu’il fût transporté dans une pièce où l’air et la lumière lui arrivassent librement, et où le bruit incessant des verrous n’attristât pas ses derniers moments. Il réclama pour le rejeton royal le secours, désormais superflu, d’une garde-malade, qui lui avait toujours été refusé. Comme il élevait la voix en formulant ces demandes : « Parlez plus bas, je vous en prie, dit le patient, j’ai peur qu’elles ne vous entendent là-haut, et je serais fâché qu’elles apprissent que je suis malade. »
Le transport s’effectua péniblement, et il se trouva, le croirait-on, un commissaire civil du nom d’Hébert pour se plaindre que le louveteau eût déménagé sans l’ordre de la commune ! Le 8 juin 1795, dès le matin, Gomin entra dans sa chambre solitaire, et profita d’un instant de calme pour l’entretenir de l’arrestation d’un commissaire dont ils avaient eu à se plaindre « J’en suis fâché, répondit l’aimable enfant ; il est plus malheureux que nous, il mérite son malheur ! » Ses dernières pensées furent pour sa mère absente, dont il ne cessait d’être occupé.
Vers l’approche du moment suprême, Gomin fut frappé de l’immobilité soudaine de ses traits et de l’éclat inusité de son regard : « Je souffre beaucoup moins, lui dit le jeune mourant ; la musique est si belle !... Ecoutez, écoutez, reprit-il en tressaillant, au milieu de toutes ces voix j’ai reconnu celle de ma mère !... » Le sensible gardien parut se prêter à cette illusion touchante : elle durait encore quand, quelques minutes après, Lasne vint remplacer son camarade au lit du mourant... A dix heures un quart, le jeune ange avait pris son vol vers les cieux !
Les restes mortels de Louis XVII furent portés le surlendemain 10 juin, à sept heures du soir, en présence d’une foule considérable et d’un cortège nombreux, au cimetière de Sainte-Marguerite où ils furent inhumés dans la fosse commune ; mais il paraît probable que, soit par un sentiment pieux, soit par un calcul intéressé, la nuit suivante ou celle d’après, le cercueil qui les contenait fut enlevé secrètement et déposé dans une autre partie du même cimetière. Une ordonnance royale rendue le 14 février 1816, en suite d’une loi dont M. de Chateaubriand avait été le promoteur, prescrivit l’érection d’un monument expiatoire à la mémoire du jeune roi ; mais on dut renoncer à son exécution par l’impossibilité de retrouver ces tristes débris. Le cœur de l’enfant du Temple, soustrait furtivement par Pelletan lors de l’autopsie cadavérique, fut placé dans un vase en vermeil qui demeura plus tard en dépôt à l’archevêché de Paris. Ce vase devint, le 29 juillet 1830, la proie des insurgés qui pillèrent l’archevêché : ce qu’il en advint alors fait encore l’objet de nombreuses polémiques.
Les circonstances généralement peu connues qui accompagnèrent la fin de Louis XVII, le mystère impénétré qui couvre encore l’emplacement de son inhumation définitive, ont longtemps accrédité l’idée que la jeune victime était sortie vivante de sa prison, cette idée expliquant l’apparition, avant et depuis la restauration de la monarchie des Bourbons, d’hommes prétendant au trône sous le nom de Louis XVII.
Jean-Marie Hervagault, le premier par ordre de date, fils d’un tailleur de Saint-Lô, personnage sans instruction, mais d’une rare effronterie, après avoir fait de nombreuses dupes en Normandie, en Bourgogne et en Champagne, fut condamné par le tribunal de Reims, le 3 avril 1802, à trois années d’emprisonnement, et mourut à Bicêtre en 1812. Mathurin Bruneau, fils d’un sabotier de Vezins, où il était né en 1784, fut condamné à cinq ans d’emprisonnement et à 3 000 francs d’amende le 18 février 1818, par un jugement du tribunal correctionnel de Rouen dont il n’appela point.
Charles-Guillaume Naundorf séduisit un grand nombre de personnes par la distinction de ses traits et une certaine conformité de sa figure avec le type de la famille des Bourbons. Encouragé par ce premier succès, il s’adressa aux chambres, mais s’attira des poursuites juridiques qui se terminèrent, le 23 février 1836, par une sentence d’acquittement au tribunal correctionnel de la Seine. Il disparut depuis lors du territoire français, pour s’installer aux Pays-Bas, où les autorités lui manifestèrent le plus grand respect. Lorsqu’il tomba malade, le roi se tint informé de son état par son médecin personnel.
Il mourut à Delft le 10 août 1845, les plus grands honneurs étant rendus à sa dépouille, avec la participation des forces armées néerlandaises. Un examen post-mortem fut réalisé le 12 août par trois médecins militaires en présence du notaire Scholten, qui en dressa le procès-verbal, du fils aîné Charles-Édouard, de l’avocat Van Buren et du major d’artillerie Van Meurs, témoins. On peut notamment y trouver quatre signes caractéristiques connus de Louis XVII (cicatrices, caractéristiques des dents). L’acte de décès fut établi au nom de Louis XVII.
En France, une attention plus considérable et plus prolongée se fixa sur un faux baron de Richemont, qui avait été condamné, le 4 novembre 1834, à dix années de réclusion par la cour d’assises de la Seine, sous le nom de François-Henri Hébert, pour délit d’escroquerie et d’usurpation de titres et pour crime de complot contre la sûreté de l’État. Après l’expiration de sa peine, Hébert dépaysa la police par un changement de nom, et prit plus tard celui de Richemont, à la faveur duquel il fit un grand nombre de dupes dans les châteaux et même parmi les ecclésiastiques des environs de Lyon.